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Un extrait de mon livre |
Mon
tout premier souvenir
Je suis une petite fille d’à peine
deux ans. J’ai le teint pâle, les yeux marron, et les cheveux
très blonds avec des mèches qui me couvrent le front. Je suis ce
qu’on appelle gentiment un bébé bien potelé. Je suis habillée
d’une culotte bloomer et d’une petite robe en forme de
brassière, le tout confectionné dans une toile de coton blanc, par
maman qui est une très bonne couturière. Je suis nu-pieds. Je suis
debout entre les genoux de papa, qui est assis sur un tas de
planches à l’arrière d’un vieux camion rempli de bric-à-brac.
Nous déménageons. Nous quittons une minuscule maison qu’on
appelle ici une case, et dans laquelle je suis née, faite de bois,
recouverte de paille de vétiver, au milieu d’une petite forêt de
filaos. Le vétiver est une plante que l’on cultive pour la
distillation de ses racines en vue d’obtenir une essence très
prisée qui est utilisée en parfumerie. Ce sont ses longues
feuilles qui, une fois mises en bottes et séchées, constituent la
matière première de certaines cases créoles. Nous déménageons
donc pour aller habiter dans une non moins minuscule case toujours
en bois et paille, pratiquement en plein cœur du village. Dans le
camion, il y a aussi mes deux sœurs et mes trois frères à peine
plus âgés que moi. À l’avant, près du conducteur, un monsieur
que papa appelle Maurice, mais que je ne connais pas, il y a ma
mère, avec dans ses bras, la dernière-née de la famille qui n’a
que quelques mois. Le bric-à-brac, ce sont nos meubles. Une pauvre
table qui semble avoir traversé tous les temps, quelques chaises
plus ou moins bancales, un tabouret, des matelas qui n’en sont pas
vraiment, ce sont plutôt des paillasses rembourrées de paille de
maïs, du linge, des ustensiles de cuisine noircis par la suie des
feux de bois et plein d’autres choses encore. Mais rien qui
n’ait de la valeur. Que des vieilleries ! Je pleure pendant le
trajet qui ne dure pourtant que quelques minutes. Le chemin,
dépourvu de bitume mais parsemé de gros cailloux, rend le parcours
chaotique et je suis ballottée dans tous les sens. J’ai peur de
tomber et je voudrais être avec maman. Il faut dire que papa ne me
tient que d’une main. Avec l’autre, il essaie de garder contre
lui deux de mes frères pour éviter qu’ils ne passent par-dessus
bord. Ils ont quatre et six ans, et ont du mal à rester
tranquillement assis, trop excités par ce qu’ils appellent « le
voyage ». Un drôle de voyage, dans un vieux camion du début des
années cinquante, appartenant à un « riche » du village, et qui
fait souvent office de corbillard, de transport de marchandises, de
bétail ou comme ici, de camion de déménagement. De plus, le bruit
d’enfer que fait le moteur n’est pas pour me rassurer. Nous
sommes en mille neuf cent soixante-deux, à Carosse, un quartier, ou
plutôt un petit village des hauts de la commune de Saint-Joseph,
dans l’extrême sud de la Réunion, petite île française au
milieu de l’océan Indien. La misère fait rage. Je suis
sixième d’une fratrie de sept enfants. Je m’appelle Marie Daisy
MOREL. Je le sais, c’est mon papa qui me l’a dit plein de fois.
Mais on m’appelle Daisy. Papa dit que c’est lui qui a choisi mon
prénom parce qu’il était très à la mode au moment de ma
naissance. Il dit aussi que ma date de naissance n’est pas celle
qui figure dans le livret de famille. Je suis née le samedi
vingt-neuf octobre à onze heures à Carosse. Papa n’a pu
descendre en ville que deux jours après, soit le lundi trente et
un, pour déclarer ma naissance. Lorsqu’il a voulu expliquer au
bureau de l’état civil qu’il n’avait pas pu se déplacer le
jour même, et que le lendemain dimanche, la mairie était fermée,
personne ne l’a écouté. On lui a dit haut et fort que la
date qui figurerait sur leurs fichiers serait celle du jour où il
s’est pointé pour me déclarer. Il a eu beau protester, crier au
mensonge, il n’a pas réussi à leur faire comprendre qu’on
commettait là une erreur que sa fille allait devoir porter toute sa
vie. Il a dû abandonner, et repartir furieux, pestant contre les
bureaucrates qui, d’après lui, ne voyaient pas plus loin que le
bout de leur nez. Du coup, je peux fêter deux fois mon anniversaire. Le vingt-neuf pour la date officielle de ma venue
au monde et le trente et un pour la date mensongère inscrite sur ma
fiche d’état civil. Notre nouvelle case comporte deux pièces,
l’une un rien plus grande que l’autre. À l’intérieur, le sol
est en terre battue et chaque pièce est pourvue d’une porte
fabriquée à la va-vite avec des planches, et d’une toute petite
fenêtre. Elle n’est équipée pratiquement que de couchages. Une
vielle armoire en bois pour y ranger le linge de toute la famille,
une petite table encombrée de mille et une choses, un buffet
qui contient un peu de vaisselle très ordinaire et deux ou trois
chaises viennent compléter l’ensemble. Au fond de la cour qui
n’est pas très grande, une petite paillote fait office de
cuisine, dans laquelle est aménagé un coin pour le feu de bois
sur lequel tous les repas sont préparés. Il n’y a pas de gaz,
pas d’électricité, pas d’eau courante, pas de sanitaire. Nous
nous éclairons à la bougie ou à la lampe à pétrole. Une grande
bassine en tôle galvanisée sert de baignoire à toute la
famille et pour la remplir, il faut aller chercher de l’eau à la
fontaine. Il y en a plusieurs, dispersées dans le village. En
attendant que papa fabrique un cabinet (petite cabane de planches avec au centre un trou creusé dans la terre pour y faire ses
besoins naturels), les champs de canne à sucre, de maïs ou de
vétiver des voisins agriculteurs, nous dépannent bien. Il y a un
pot de chambre en métal émaillé sous le lit des parents qui est
réservé, dans la journée, aux plus petits dont je fais partie. La
nuit, une fois les portes fermées, il sert d’urinoir à toute la
famille. Chaque matin, une de mes sœurs aînées est donc de corvée
de pot de chambre. Elle doit le vider de son contenu au fond de
la cour, le laver et le remettre à sa place sous le lit. Nous
représentons certainement l’une des familles les plus
démunies de l’Île de la Réunion. Mon jeune âge fait que
pour le moment, je ne m’en rends pas bien compte. Maman pleure
souvent, surtout le soir, mais je ne sais pas pourquoi. Je suis
trop petite. Je ne sais qu’une chose : j’ai faim ! J’ai
tout le temps faim !
Marie Morel
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