DOULEUR INDICIBLE






Biographie

Marie MOREL est née à l'île de la Réunion en 1960. Issue d'une famille très modeste, elle quitte l’île en 1977 pour la France. Elle y rencontre son mari, réunionnais également, et ensemble, ils auront trois enfants : un garçon et deux filles. En 1999, elle devient assistante maternelle, un métier qu'elle affectionne particulièrement. Le 11 juin 2004, son fils alors âgé de 21 ans meurt dans un terrible accident de la route. Sa vie s'en trouve à jamais bouleversée.


Résumé

Beaucoup d'ouvrages parlent de la mort, de la perte d'un être cher, des derniers moments d’une vie, du devenir des proches par la suite. Mais très peu débattent de ce qui se vit entre le moment de l'annonce de la mort et les funérailles. L’auteur a passé quatre jours auprès de son fils décédé. Elle nous parle de son vécu pendant cette période où elle l’a veillé et accompli les démarches administratives nécessaires. Pour que ceux qui ont vécu la même tragédie se reconnaissent et sachent que les sentiments qu'ils ont pu éprouver dans ces moments-là sont reconnus et partagés par d'autres.


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En France, dans le Nord de l’Isère. C'est une petite ville tranquille avec son château, son église datant du moyen âge, ses monuments aux morts et ses paysages pittoresques. Les quartiers sont paisibles et les rues portent des noms plus poétiques les uns que les autres. Il y a des lotissements tout nouveaux avec de grands espaces verts où l'on voit courir des enfants. Les maisons sont belles, cossues pour certaines, plus classiques voire même modestes pour d'autres. C'est un paysage semblant idyllique. Mais la vie de tous ces habitants l'est-elle ? Derrière les volets de ces jolies maisons, dans cet environnement si calme, si agréable, ne vit-on que du bonheur ? Les gens y sont-ils si heureux ? C'est l'impression que l'on a vu de l'extérieur, mais qu'en est-il de la réalité ? Bien sûr, on sait qu'il y a une multitude de gens qui traverse une vie entière sans connaître de véritables drames. Bien sûr, dans toutes les familles, comme dans toutes celles qui vivent ici, on compatit aux malheurs des uns, on se réjouit du bonheur des autres. On rit, quand il y a des enfants, de la naïveté du grand adolescent, des répliques bien placées de la cadette et des mimiques irrésistibles de la petite dernière. On fait des projets, on rêve de grandeur. Mais on sait aussi, au fond de soi, que le bonheur parfait, total, durable, n'existe pas. Un jour ou l'autre, le malheur frappe à une porte et déploie toute son énergie pour accomplir son travail dévastateur. Il est impitoyable. Telle une tornade, il détruit tout sur son passage. En quelques secondes, il balaie le passé, saccage le présent et laisse se dessiner un avenir plus sombre que jamais. Personne n'y résiste. Personne n'en sort indemne. Chacun portera au fond de son cœur, les séquelles irréversibles du désastre.

La voiture roule depuis cinq bonnes minutes mais pas assez vite à mon goût. J'ai l'impression que les secondes se comptent en minutes et les minutes en heures. Tout semble être au ralenti. Je suis assise à l'arrière du véhicule, muette. À côté de moi, René, mon mari, est silencieux aussi. Son visage est gris, fermé, énigmatique. Il a à peine ouvert la bouche depuis ce matin. C'est comme si désormais, il n'avait plus rien à dire. Sinon subir. J'ai du mal à reconnaître en lui l'homme enjoué, rieur, toujours prêt à faire des blagues, qu'il est bien le seul à comprendre d'ailleurs. Du moins la plupart du temps ! Mon frère Jacques est au volant. Il conduit machinalement. Ses pensées doivent vagabonder bien loin d'ici. Il a les traits tirés. Il va avoir cinquante ans dans quelques mois, mais là, tout de suite, je lui en donnerais dix de plus. À côté de lui, sur le siège passager avant, sa femme Myriam n'émet aucun son elle non plus. C'est comme si on nous avait coupé la parole à tous les quatre. Le silence est pesant, étouffant. Je suis voûtée, le regard fixé au plancher. Malgré le vide qui s'installe sournoisement dans ma tête, je remarque que j'ai oublié d'enfiler des chaussures décentes. Je traîne des vieilles sandales aux pieds depuis ce matin. Tant pis ! Nous n'allons pas faire demi-tour maintenant. De toute façon, je n'ai pas changé de vêtements non plus. Je porte les mêmes depuis cette nuit. Je dois avoir un air plutôt négligé, mais c'est bien le dernier de mes soucis, en ce moment. J'ai les idées tellement embrouillées ! Tout se bouscule dans ma tête: le passé, le présent, l'avenir. Mais quel avenir ? Qu'est-ce que je peux encore espérer de la vie ? J'ai hâte d'arriver au bout de ce trajet interminable. Là-bas, à quelques kilomètres de la maison, dans une petite salle funéraire, mon fils m'attend.

Nous sommes le vendredi onze juin deux mille quatre et je suis en train de vivre la journée la plus terrible de toute mon existence. À une heure trente, ce matin, ma vie a basculé dans l'horreur la plus totale.

La veille a pourtant été un jour tout ce qu'il y a de plus ordinaire. Avec ma famille, nous vivons dans une modeste petite maison entourée d'un joli jardin. Cette maison, René et moi, nous en avions rêvé, pour nous, pour nos enfants. Ce jardin, nous l'avions imaginé avec leurs cris, leurs jeux, leurs rires, le bruit de leurs pas, résonnant dans les allées et après les leurs, ceux de leurs enfants. La vie y coule, plutôt paisible, avec son lot de petits soucis quotidiens, ses petits bonheurs aussi. Nous sommes des gens simples et nous vivons le plus simplement possible. Lorsque j'étais petite fille, je pensais que je mènerais un jour ce genre d'existence. Sans problèmes certes mais sans artifices non plus. Je n'espérais pas décrocher la lune. Je n'avais pas cette prétention, étant donné mon univers à ce moment là. J'habitais un petit village très pauvre dans le sud de l'île de la Réunion. C'était les années soixante et la misère dans laquelle je grandissais, me rendait lucide et réaliste. Bien plus que les autres enfants de mon âge.

Je rêvais juste d'une maison, une vraie, pas d'une minuscule case comme celle dans laquelle je vivais à l'époque, avec mes parents et mes neuf frères et sœurs. Nous vivions les uns sur les autres, sans aucun confort. D'un mari aimant et attentionné. De trois ou quatre beaux enfants que j'élèverais dans l'amour et le respect. Jusqu'à ce jour, malgré une situation financière tout juste acceptable, je pensais n'avoir pas trop mal réussi. Une partie de mes rêves a tout de même été réalisée.

René a travaillé du matin. Comme d'habitude, il est rentré vers treize heures trente et a passé l'après midi dans le jardin à bêcher, désherber, planter, bref, tous les travaux de jardin d’un beau mois de juin.

Moi, j'ai été occupée toute la journée avec mes «bébés». Je suis assistante maternelle, ou plutôt «nounou». Un vrai métier, même si on est transporté maintes fois dans la journée dans des effusions de rires, de jeux, d'étonnements. On en oublie les biberons, couches, caca-pipi, pleurs, cris...les véritables corvées. C'est la magie de la petite enfance!

Mes enfants: Guillaume, qui va bientôt avoir vingt et un ans, est parti à son travail à douze heures trente. Il ne rentrera que tard le soir vers vingt deux heures. Il travaille depuis un an dans une grande imprimerie de la région, tout comme son père qui lui y est depuis vingt deux ans. Entendre parler d'imprimerie pendant toute son enfance a généré chez lui, une véritable passion pour le métier. A l'âge de seize ans, il s'est inscrit dans une école où il a pu apprendre toutes les techniques de l'impression et la maîtrise des machines. Il aime son travail et peut en parler pendant des heures et des heures, surtout avec son père. L'imprimerie et la mécanique en général sont leurs principaux sujets de conversation. S'il vit toujours a la maison, il est indépendant financièrement et gère son temps libre comme il l'entend.

Élisabeth, qui a tout juste dix-huit ans, a passé les épreuves du baccalauréat dans l'après midi. Elle a vraiment un fichu caractère et ne s'en cache pas. De plus, elle n'a pas terminé sa crise d'adolescence et crie haut et fort à qui veut l'entendre, qu'elle en a encore pour un bon moment. Derrière son visage d'ange entouré de boucles blondes et ses airs de grande fille modèle, se cache un vrai tyran qui fait marcher son monde à la baguette. C'est Guillaume qui l'a déposée à son lycée, qui se trouve sur son chemin. Il est fier d'elle et le lui dit, profitant de ce moment, seul avec elle. Elle est tellement surprise qu'elle en oublie de le remballer comme elle le fait d'habitude, dès qu'il lui adresse la parole. Ils se chamaillent tout le temps, à mon grand désarroi. Ce sont deux jeunes adultes qui se comportent comme des petits enfants. Je désespère de les voir grandir un jour. En même temps, ils me rappellent ma propre adolescence. J'étais tout le temps en conflit avec une de mes sœurs cadettes, Andrée. Nous nous battions comme des chiffonnières et nous nous disputions à propos de tout. Aujourd'hui, nous nous entendons à merveille. Nous avons tellement de points communs ! Il faut dire que quatorze mois seulement nous séparent.

Laure a quatorze ans. C'est une fille gentille, bien dans sa tête, bien dans ses baskets. Elle a passé la journée au collège où elle termine sa quatrième, même si elle dit ne pas trop aimer l'école. Chaque soir, en rentrant, elle referme la porte avec grand fracas et jette son cartable sur le sol, au milieu du salon en criant:

 - L'école, ça me saoule ! Les profs me saoulent, les devoirs me saoulent. Vivement que j'ai dix-huit ans et que j'aille travailler ! Et puis demain, je ne vais pas en cours, j'en ai marre !

Mais chaque matin, du lundi au vendredi, elle se lève, se prépare et part sagement pour le collège. C'est une bonne élève. Elle est aussi brune que son frère et sa sœur sont blonds. Elle tient son teint de son père. En effet, René qui est réunionnais, tout comme moi d'ailleurs, a aussi des origines hindoues de par son père. Laure est la petite dernière. Une petite dernière qui, dans quelques heures, va grandir d'un seul coup et prendre des décisions pour aider sa famille effondrée.

La soirée, elle aussi, s'est déroulée normalement. Se réveillant à quatre heures chaque matin, René se couche tôt, vers vingt et une heure. Tout comme Laure, qui est une grande dormeuse. Élisabeth s'installe aussi dans son lit mais avec des livres et des cahiers éparpillés autour d'elle. Demain, c'est bac français, elle révisera donc jusqu'à minuit. Lorsque je vais me coucher à mon tour, un peu plus tard, Guillaume n'est pas encore rentré. Il a du rencontrer des copains à l'entrée de notre lotissement et s'attarde à bavarder avec eux. Ça lui arrive bien souvent. Les beaux jours sont arrivés et les jeunes aiment à se retrouver dehors, jusqu'à tard dans la nuit. C'est donc assez sereine que je me laisse glisser dans le sommeil. Vers minuit et demi, comme à mon habitude depuis que j'ai mis au monde mon premier enfant, je me réveille. Mon instinct de mère, qui veut que je m'assure que tout va bien pour tout le monde, au beau milieu de la nuit. René ronfle bruyamment. On peut l'entendre dans toute la maison, même s'il le nie farouchement. Les filles dorment à poings fermés. Un passage dans la cuisine m'indique que Guillaume est rentré, qu'il a dîné. L'assiette vide dans l'évier est la preuve qu'il a apprécié la tourte à l'oignon que je lui avais préparée. C'est l'un de ses plats préférés. En regagnant ma chambre, je jette un œil dans la sienne. Il n'est pas là, il est ressorti. Bon sang ! N’importe qui serait fatigué après huit bonnes heures de travail. Mais pas lui, pas Guillaume l'invincible ! Il faut absolument qu'il finisse la soirée avec les copains. Ces moments passés avec eux semblent sacrés. Il travaille de l'après-midi cette semaine, il peut donc se permettre de dormir jusqu'à tard dans la matinée. Alors, pas question de se coucher avant deux heures du matin ! Ses sorties nocturnes ne sont pas pour me rassurer. Je suis comme toutes les mères, je m'inquiète facilement. Lorsque je lui en fais part, il me répond toujours:

 - Qu'est-ce que tu veux qu'il m'arrive, maman? Je suis jeune, je travaille et je m'amuse, tout comme le font tous mes copains. Arrête de te faire du souci pour moi. Je ne suis plus un bébé.

Et moi, je lui rétorque:

 - Tu seras toujours mon bébé Guillaume, même quand tu auras cinquante ans.

Je lui sors souvent cette phrase qui l'énerve et le fait sourire en même temps.

 - D'accord, dit-il, mais essaie de l'oublier pendant un moment, juste de temps en temps, que je puisse vivre ma jeunesse, sans sentir tes angoisses de maman planer au-dessus de moi.

Il a toujours réponse à tout, comme les jeunes de son âge. C'est un grand garçon d'un mètre soixante-dix-neuf, très mince. Un peu timide, très sensible, il aime sa famille, ses amis. C'est un grand sentimental. Ses passions: l'imprimerie bien sûr et les voitures. Il s'est acheté une Ford mondéo et il la bichonne. Je n'ai jamais vu une voiture aussi bien entretenue. Tout son salaire y passe, ou presque ! Il aime conduire. Les routes ne lui font pas peur. La vitesse non plus, malheureusement ! 

Lorsque je retourne dans mon lit, je me rendors facilement. À deux heures du matin, je suis brutalement tirée de mon sommeil par des coups de sonnettes stridents à la porte d'entrée. Des coups de sonnettes insistants, qui vous font sauter du lit le cœur battant. Qui vous font comprendre immédiatement que quelque chose de grave s'est passé ou est en train de se passer. Qui vous signifie cruellement que votre vie va changer, là, maintenant. René et moi, nous sautons du lit en même temps, chacun de notre côté. Comme si nous nous y attendions. Pourtant ce n'est pas le cas. Nous nous précipitons vers la porte mais soudain, je m'arrête ! Je laisse René s'engager dans le couloir. Moi, je reste figée au chambranle de la porte de notre chambre. J'ai peur, car de là, je vois que celle de Guillaume est ouverte. Ses volets qui ne sont pas fermés laissent entrer la clarté de la nuit. Son lit n'est pas défait. Je me mets à trembler de tout mon être. C'est lui ! C'est pour lui qu'on a sonné à la porte. Il lui est arrivé quelque chose, j'en suis sûre ! Une angoisse terrible m'envahit. J'entends tourner la clé dans la serrure. René est en train d'ouvrir. J'entends une voix jeune, celle d’un garçon. Je ne la reconnais pas, mais il s'agit sûrement d'un ami de mon fils.

 - Monsieur?

- Oui, réponds René

- Monsieur, Guillaume a eu un accident, la voiture est sur le toit et les secours sont en train de le désincarcérer.

Il a dit cette phrase très vite, presque sans respirer, comme s'il voulait s'en débarrasser.

- Où ? Demande René

À un kilomètre d'ici, répond la jeune voix, sur la grande route, juste après le pont.

René lui dit:

 - Merci d'être venu me prévenir, je vais m'y rendre tout de suite.

La porte se referme. Mon sang se glace. Je ne sens plus mes jambes. Le mot accident résonne dans ma tête. C'est peut-être grave. Alors je me secoue. À la hâte, j'enlève mon pyjama et j'enfile les vêtements que j'avais laissés la veille, sur une chaise, à côté de mon lit. Je passe rapidement la main dans mes cheveux. Je n’ai pas le temps de me coiffer. René fait exactement la même chose. Nos gestes semblent synchronisés. En quelques minutes, nous sommes prêts. Nous partons. Dehors, tout est calme. La nuit est douce et très claire, ce qui laisse présager une bien belle journée. Je suis prête à monter dans la voiture, quand soudain, je me ravise. Le jeune a parlé de «désincarcérer, voiture sur le toit». Guillaume est certainement blessé ! Je vais chercher ses papiers. S'il doit être transporté à l'hôpital, nous allons partir avec lui. Ce serait perdre du temps de revenir à la maison, chercher sa carte de sécurité sociale et toute la paperasse exigée pour une hospitalisation. Je retourne donc à l'intérieur et je vais directement dans sa chambre, où je trouve tout de suite ce que je cherche. Ses affaires sont toujours si bien rangées. Il est un rien maniaque en ce qui concerne le rangement. Ce qui n'est pas pour me déplaire, en vérité. Je n'ai jamais à mettre de l'ordre dans sa chambre. Je m'engage dans le couloir quand je me retrouve nez à nez avec Laure. Elle s'est réveillée ! Pourtant, nous avons fait le moins de bruit possible.

Je lui dis:

 - Guillaume a eu un accident, pas très loin d'ici. Ton père et moi, nous allons voir ce qu'il en est. Surtout, ne t’inquiète pas!

 - Je peux faire quelque chose? demande t-elle

-Oui, si à six heures, nous ne sommes pas rentrés, tu ne te prépares pas pour l'école, tu restes à la maison. Ce n’est pas bien grave si tu t'absentes une journée. Il faudra prévenir les parents des bébés, pour qu'ils s'arrangent autrement pour aujourd'hui. Préviens aussi ta sœur dès son réveil. Par contre, elle doit absolument aller au lycée ! Elle passe les épreuves de français dans la journée. Enfin, si tu as le moindre souci, appelles Lucie. Elle saura quoi faire.

Je parle très vite. Je lui demande si elle a bien compris.

- Oui, c'est bon, ne t'inquiète pas, çà ira.

- En attendant, retourne te coucher, la nuit n'est pas terminée.

Elle se dirige vers sa chambre, non sans m'avoir d'abord jeté un regard inquiet. Mais je n'ai pas le temps de la rassurer. Je dois y aller. En cas de problèmes, je sais qu'elle n'hésitera pas à appeler Lucie. C'est ma meilleure amie et elle habite à trois pas de chez nous. Nous nous entraidons mutuellement et les enfants, les siens, elle en a trois aussi, comme les miens, savent sur qui compter.

À deux cent mètres de la maison, nous sommes arrêtés par deux gendarmes. Ils posent des barrières au milieu de la route et sur l'une d'elles, ils fixent un panneau «accident». L'un d'eux vient vers nous. Il nous demande de suivre la déviation mise en place.

 - Il y a un grave accident un peu plus loin, nous dit-il

René lui réponds alors:

 - Justement, un jeune garçon est venu nous prévenir. Notre fils est impliqué dans cet accident. Nous voulons nous rendre sur les lieux.

Il comprend. Il se dirige vers son collègue et lui parle doucement. Ils décident de nous accompagner. Nous devons juste attendre qu'ils aient fini d'installer leurs panneaux de signalisation.

Je dis à René:

 - Il a parlé de grave accident. Cela me fait peur, vraiment très peur !

Il répond d'une voix à peine audible:

 - Nous verrons lorsque nous serons sur place. Ne commençons pas à dramatiser !

Ils ont terminé. Leur véhicule roule devant nous. Huit cent mètres plus loin, ils s'arrêtent, descendent et nous indiquent où nous garer en faisant de grands gestes pour nous guider. Je m'apprête à sortir de la voiture mais un autre gendarme, qui était là à notre arrivée nous conseille à tous les deux de ne pas bouger. Il nous demande de rester à l'intérieur et d'attendre. On nous le dira quand on pourra sortir. Nous obéissons. Nous ne savons pas quoi faire et surtout, nous avons peur. À travers le pare-brise, je vois un balai de gyrophares. Leurs rayons bleus semblent cingler l'air. Je baisse ma vitre. Le bruit dehors est assourdissant. Les véhicules de pompiers, il y en a plusieurs, ont leurs moteurs en marche. Beaucoup de personnes en uniformes s'affairent, vont d'un véhicule à un autre, portent du matériel en tout genre. Je n'arrive pas à voir autre chose. Je commence à avoir chaud, je suis inquiète et je ne tiens plus en place. Les gendarmes se sont éloignés. Alors je sors de la voiture. Je fais quelques pas pour me rapprocher de la scène de l'accident. René me suit. À quelques mètres de nous, au milieu de la route, il y a une voiture sombre. Elle est couchée sur le toit. L'avant est complètement broyé, aplati sur le bitume. Je ne reconnais pas la voiture de mon fils. Alors, j'ai un petit espoir. Et si ce n'était pas la sienne ?

Je dis à René qui regarde comme moi:

- Ce n'est pas la voiture de Guillaume, elle est trop petite. La sienne est beaucoup plus grande, beaucoup plus large. Regarde bien !

- Tu te trompes, me dit-il, c'est bien la sienne. Elle est tellement abîmée qu'elle en est méconnaissable, mais regarde au niveau du parechoc arrière.

Effectivement, je le reconnais. Le parechoc est flambant neuf. Il venait de le faire remplacer et de le faire repeindre.

C'est la seule partie intacte de sa belle Ford mondéo. Tout le reste est broyé, froissé, tassé. Mais alors où est-il ? Où est Guillaume ? Il ne peut pas être là-dedans, c'est impossible ! Il est trop grand pour tenir dans ce bloc compact. Plus loin, un énorme camion est en travers de la chaussée. Je remarque que l'avant gauche est complètement défoncé. J'imagine un instant l'accident. La voiture de mon fils contre ce gros camion ! Je préfère, pour le moment, ne pas penser aux conséquences. Je n'ai pas le temps. Je veux savoir où il est et comment il va.

Je demande à un gendarme :

 - Où est mon fils ? Comment va t-il ?

Il détourne le regard et me dit:

 - Attendez ici madame, un médecin viendra vous parler dans quelques minutes.

Je ne vois pas de médecin, pas d'ambulance, pas de civière. Je ne vois que des pompiers et des gendarmes. Le camion m'empêche de voir ce qu'il y a derrière, de l'autre côté. Peut-être que c'est là-bas que se trouvent les médecins ? Que Guillaume a été transporté pour recevoir des soins dans leurs véhicules de secours ? Mais pourquoi ne nous dit-on rien? Nous sommes ses parents et nous piétinons sur place depuis un long moment déjà. Lorsque l'on s'adresse à nous, c'est juste pour nous dire de ne pas bouger, de ne pas nous approcher plus. Pourquoi ? Qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce qu'on veut nous cacher ? Enfin, je vois arriver de derrière le camion, plusieurs personnes en blouses blanches. Elles s'arrêtent non loin de la voiture de mon fils, mais ne s'en approchent pas. Je ne comprends pas ! Et s'il était encore à l'intérieur ? Pourquoi ne lui prodiguent-ils pas les premiers soins ? Vu l'état de la voiture, il est sûrement très gravement blessé. D'autres médecins arrivent. À l'évidence, ils ne seraient pas tous venus de ce côté, si Guillaume était dans un de leurs véhicules, là-bas ! J'en déduis donc qu'il est toujours coincé là, dans ce tas de tôles froissées. Ce qui ne fait qu'augmenter mon angoisse.

Je fais remarquer à René:

 - Les médecins discutent entre eux ou avec les pompiers mais aucun ne s'occupe de notre fils. Je crois qu'il est mort. Il n'a plus besoin de soins. Oui, c'est ça, il est mort !

Il ne me répond pas.

Je lui dis encore:

 - Guillaume est mort, tu entends ? Sinon pourquoi resteraient-ils tous plantés là, à ne rien faire ? De toute façon, plus rien n'est vivant là-dedans ! C'est impossible ! Les pompiers découpent les portes de la voiture et c'est pour en sortir un corps, rien de plus. Il est mort, tu entends ? Guillaume est mort !

Silence obstiné de sa part ! Je ne sais pas du tout à quoi il pense à l'instant même, alors que moi je pense tout haut. La raison, au vu de tout ce qui se passe autour de moi, me dit que mon enfant est bel et bien décédé, mais mon cœur refuse cette évidence. Je demande encore de ses nouvelles à un pompier qui passe près de moi. À nouveau, j'ai droit à un regard fuyant et des balbutiements:

 - Un médecin va venir vous voir.

Je le sais, on me l'à déjà dit. Mais quand ? Cela fait maintenant deux heures que nous sommes là. Nous ne sommes tout de même pas invisibles ! On sait qui nous sommes, puisque pompiers et gendarmes veillent à ce que nous ne nous approchions pas trop près de la voiture. Ils cherchent à nous épargner la vue de quelque chose, mais quoi ? Cette attente devient insupportable.

Deux gendarmes encadrent un homme d'une cinquantaine d'années à peu près, qu'ils emmènent vers leur fourgon. Je comprends tout de suite que c'est le chauffeur du camion. Ils vont sûrement l'interroger sur les circonstances de l'accident. Il est hagard. En arrivant à ma hauteur, il me regarde en balançant la tête de droite à gauche. Je pense qu'il veut me faire comprendre quelque chose. Qu'il est désolé pour moi peut être ? Pourquoi ? C'est si grave ? Il sait ce que moi je ne sais pas ? Ou plutôt, ce que mon cœur ne veut pas savoir ?

Enfin, deux médecins, des jeunes femmes marchent dans ma direction. Elles avancent lentement, ce qui ne laisse rien présager de bon. Je demande à René, qui s'était un peu éloigné, de se rapprocher de moi. Je ne veux pas être seule à entendre ce qu'elles vont dire. Je redoute le pire. Elles ont l'air embarrassées. Lorsqu'elles arrivent tout près, je croise leurs regards qui en disent long. Je sais. Mais je veux entendre. Je veux des mots.

Elles disent ensemble:

 - Bonsoir

René et moi nous disons, également ensemble et avec la même intonation:

- Bonsoir

- Vous êtes ses parents ? demande l'une d'elle

Je réponds :

 - Oui

Elle dit:

 - Il a eu un très grave accident, vous savez...

Puis c'est le silence. Elle n'ajoute rien. Elle me regarde avec un air apitoyé. Je sais que je n'oublierai jamais son visage ! Je lui demande en pesant bien mes mots.

 - Il est mort ?

Elle me répond en faisant oui de la tête. Puis elle me caresse doucement l'épaule. Cette caresse est un geste de condoléances. Je n'ai plus de fils, je viens de le perdre, il est mort. Une sorte de rideau noir tombe alors entre la scène de l'accident et nous. Je ne vois plus la voiture de Guillaume, je n'entends plus aucun bruit venant de l'autre côté. Derrière le rideau, il y a la mort et elle s'est emparée de mon enfant. Ma vue se brouille. Là-bas, tout est noir ! Autour de moi, c'est une sorte de brouillard blanchâtre qui semble se lever. Je flotte dans un monde irréel. On dirait un rêve mais je suis bien consciente de ne pas rêver. Je suis bien réveillée et on vient de m'annoncer la mort de mon seul fils, au milieu d'une route à un kilomètre de notre maison. Ma vie bascule. Il y avait avant cet instant précis. Je rentre dans l'après cet instant. C'est terrifiant ! La mort vient de prendre place dans mon monde que je croyais parfait, et je sais qu'elle va tout changer, pour toujours. Dans un sursaut d'espoir, je demande au médecin de retourner auprès de mon fils, d'essayer de le sauver. Je lui crie qu'elle a pu se tromper, qu'il lui reste peut-être encore un souffle, qu'il faut aller voir ! Tout ne peut pas être fini ! Pas maintenant ! Il est jeune, si jeune encore ! C'est un enfant, c'est mon enfant. Il ne peut pas mourir !

Gentiment, mais fermement, elle me raisonne:

 - Votre fils est décédé madame, sur le coup. C'est fini depuis un moment déjà. L'accident a eu lieu à une heure trente. Là, il est presque quatre heures. Il n'y a plus rien à faire, je vous assure !

Ainsi, pendant que je dormais tranquillement, mon enfant mourait seul, sur une route à deux pas de sa maison. Je veux savoir comment !

Je lui demande:

 - Qu'est ce qui a provoqué son décès ? Le choc, les blessures ?

Elle hésite à me répondre mais j'insiste. Je la supplie.

Alors elle dit:

 - Il roulait certainement très vite, et le choc contre le camion a été très violent. Il a un grave traumatisme crânien, les cervicales brisées, le thorax enfoncé et son visage est tuméfié.

Puis elle ajoute:

 - Il n'a pas souffert, je peux vous l'assurer. Tout s'est passé très vite.

Je reçois toutes ses paroles comme autant de coups de poings dans la poitrine. Je suffoque ! Je recule de quelques pas, je plaque mes mains sur mes oreilles et je hurle de toutes mes forces. Autour de moi, il n'y a plus rien, sinon ce brouillard blanchâtre. Je suis seule. Le temps s'est arrêté. Je n'entends plus que ma voix qui hurle ! En même temps, des images comme des flashs emplissent ma tête. Des images de mon enfant, vivant, souriant. Des scènes de sa vie. Il est bébé puis dans la seconde qui suit, petit garçon espiègle, puis adolescent, de nouveau bébé. Une tornade se déchaîne dans ma tête. Tout se mélange. La mort, la vie. La vie, la mort. À bout de forces, je finis par m'effondrer. Des pompiers me soutiennent. Ils me parlent mais je n'entends pas ce qu'ils me disent. Un médecin s'approche avec une seringue. Je lui fais signe que non. Je ne veux pas d'injection de quoi que ce soit. Je me dois de me ressaisir. À la maison, il y a les filles qui doivent s'inquiéter. Je le lui dis. Alors elle demande aux pompiers de me faire monter dans leur véhicule, le temps de me calmer et de retrouver mes esprits. Elle me dit aussi qu'ensuite, il faudra que je rentre à la maison, que je fasse intervenir le médecin de famille qui, à l'aide de médicaments, nous aidera à supporter le choc. Je suis d'accord.

À l'intérieur du véhicule de secours, je m'assois sur la civière. Un tout jeune pompier reste avec moi. Son regard est plein de compassion. Je lui pose des questions. S’il a vu mon fils dans la voiture et si c'est le cas, comment il est ? Il me répond qu'il ne l'a pas vu et qu'il n'a pas de détails sur son état. Je lui demande tout en pleurant, ce que je dois faire et ce qui va se passer à partir de maintenant. Il est embarrassé mais il me répond, gentiment. Il m'explique que lorsque le corps de Guillaume aura été dégagé de la voiture, ce qui n'est pas pour tout de suite car il est vraiment coincé, il sera transporté par un service de pompes funèbres, vers le centre funéraire le plus proche de notre domicile. C'est là qu'en fin de matinée, je pourrai le voir. Pas avant. Pas ici. Pas dans son état. Une mère ne doit pas voir ces images-là ! Je m'inquiète de René. Il me répond que mon mari est lui aussi pris en charge par ses collègues qui lui parlent, le réconfortent. Par la vitre arrière, j'aperçois un corbillard en train de se garer. Sa vue me choque. Je regarde, complètement perdue, le jeune pompier.

Il me dit:

 - C'est normal, je vous ai dis que les pompes funèbres allaient intervenir. Ne vous inquiétez pas. Ils vont bien s'occuper de lui. Vous devriez rentrer chez vous et vous reposer un peu.

Il a raison. Je sors du véhicule et je retrouve René dehors. Des pompiers nous accompagnent jusqu'à notre voiture. Nous les remercions. Ils font un travail remarquable et nous en sommes conscients, malgré les circonstances. Nous rentrons à la maison. Là où Guillaume ne rentrera plus jamais. Ce dernier kilomètre qu'il devait faire pour rentrer se coucher et qu'il ne fera plus jamais, nous le faisons en silence. Je pense aux filles. Comment leur dire ? Comment vont-elles vivre cet instant cruel, pendant lequel je vais leur retirer leur frère en leur annonçant sa mort? Je n'ai pas le temps d'y réfléchir. Nous sommes arrivés ! Lorsque j'ouvre la porte, je vois que les lumières du séjour sont allumées. Mes deux filles sont debout, dans la salle à manger. Elles se tiennent l'une à côté de l'autre. Elles sont en petites chemises de nuit. Leurs regards sont à la fois interrogateurs et inquiets. Elles attendent d'entendre ce qu’elles pressentent déjà. Elles voient bien que je ne suis plus moi-même. Elles ont quelqu'un de vide face à elle. Une partie de moi est restée là-bas, avec leur frère, au milieu de la route. Quand à mon visage, il porte les stigmates d'une souffrance indescriptible. Elles me paraissent très fragiles, très vulnérables tout à coup. Mais je ne peux pas faire autrement que de leur dire:

 - Guillaume est mort.

Élisabeth s'écroule alors sur le sol, telle une poupée de chiffon. C'est comme si le ciel lui était tombé sur la tête. Puis elle me regarde en criant:

 - Tu mens, ce n’est pas vrai, ce n’est pas possible, pas mon frère, non, pas mon frère !

Je recule jusqu'au mur derrière moi et je m'y adosse. Je n'ai plus de voix. Une énorme boule est en train de se former dans ma gorge. Laure reste debout, comme foudroyée par mes paroles. Aucun son ne sort de sa bouche, mais je vois l'éclat de ses yeux se ternir. Alors je pleure. Élisabeth se relève péniblement. Elle pleure aussi. Puis elle se dirige vers les toilettes et s'y enferme. Je l'entends vomir, encore et encore ! Laure se secoue tout à coup. Elle se dirige vers la porte d'entrée en courant et sort. Je me demande ce qu'elle va faire dehors. Il fait encore nuit. Mais elle n'y reste pas longtemps. Cinq minutes plus tard, elle revient et me demande:

 - On va faire quoi maintenant ? Il y a sûrement quelque chose à faire?

Je lui réponds par bribes:

 - Il faut téléphoner… la famille… le médecin…

Elle comprend. Elle prend notre carnet d'adresses et de numéros de téléphone, puis nous supplie à sa sœur, qui est revenue, toute blanche, dans la pièce et à moi, d'arrêter de pleurer.

 - J'ai plusieurs coups de fil à passer.

René n'est pas rentré dans la maison. Manque de courage pour affronter le désastre ? Peur de montrer sa propre peine ? Je ne sais pas. Je sais seulement qu'il est resté dehors. Il doit faire les cent pas sur la terrasse ou plusieurs fois le tour de la maison. Il fait souvent ça quand il est très contrarié et là, il a de quoi l'être. Il vient de perdre une partie de lui même, son fils. Une si grande complicité les unissait depuis quelques temps. Depuis le jour où Guillaume a été engagé dans l'imprimerie où il travaillait lui-même depuis tant d'années. Il ne pouvait cacher sa fierté quand il voyait son fils porter la même tenue de travail que lui.

Je suis noyée dans une sorte de brouillard d'où j'entends la voix de Laure.

 - Allô, c'est Laure. Mon frère vient de mourir dans un accident …

Elle compose à la suite une vingtaine de numéros et répète cette terrible phrase à chaque fois. Sa voix ne tremble pas. Elle semble réciter une leçon qu'elle a apprise par cœur.

Quelques minutes plus tard, Lucie arrive. Elle est venue, même si elle n'arrivait pas à croire ce que Laure lui disait au téléphone. En nous voyant, en larmes, elle réalise le drame que nous sommes en train de vivre. Elle pleure avec nous.

Le médecin arrive à son tour. René est enfin rentré. Nous ne sommes plus seuls. Il y a des épaules sur lesquelles nous pouvons nous appuyer. Le médecin parle et distribue des calmants à tout le monde. J'hésite à les prendre. Je lui dis que je ne veux pas dormir, ni être à côté de la plaque toute la journée. Journée qui ne fait que commencer ! Il est cinq heures du matin. Je sais que tout va reposer sur moi. René est incapable de prendre la moindre décision sans moi. Il me rassure. Malgré la prise de ces médicaments, je pourrai faire tout ce que l'on doit faire en pareilles circonstances. Je serai plus calme, plus détendue. Alors, j'accepte d'avaler ses petites pilules bleues. Il nous quitte avec des paroles de réconfort.

Je regarde autour de moi. René est assis sur une chaise, la tête entre les mains. Lucie s'est installée dans un fauteuil avec Élisabeth qui pleure dans ses bras. Laure s'est posée sur le canapé. Elle essaye de comprendre ce qui lui arrive. L'inimaginable ! Tout à l'heure, elle pensait qu'elle était en train de faire un cauchemar, qu'elle allait se réveiller. Maintenant, elle prend conscience que tout est bien réel. Son frère est parti. Pour toujours !

Dans les heures qui suivent, de la famille et des amis arrivent et investissent la maison. Lucie a prévenu les parents des enfants que je garde habituellement. Ils se débrouilleront comme ils pourront pour les prochains jours.

Les gendarmes, nous avaient promis, avant que nous ne les quittions ce matin, de nous appeler pour nous donner l'adresse où notre fils aura été transporté. Mais à neuf heures, nous n'avons toujours pas de nouvelles. Je sais que je n'aurais vraiment conscience de sa mort, que lorsque je l'aurais vu. Il y a un va-et-vient incessant dans la maison. On pose des questions. On veut savoir quand, où, comment c'est arrivé ? Nous y répondons, inlassablement. Telle heure, tel endroit, telles circonstances, du moins ce que nous en savons. À dix heures, toujours pas de nouvelles des gendarmes. Devant notre inquiétude, mon frère Jacques décide de se rendre sur les lieux de l'accident. Pour la deuxième fois ! Il s'y était déjà rendu à six heures, mais n'avait pas pu s'en approcher. La route n'était pas dégagée et les pompiers y travaillaient encore. Cette fois, il revient en nous informant qu'il n'y a pratiquement plus de traces de l'accident, hormis quelques bouts de verre ici et là. Guillaume a dû être transporté quelque part. Mais où ? René se rend à la gendarmerie avec Jean, un de nos amis. Là, on leur donne l'adresse et le numéro de téléphone des pompes funèbres situées à quelques kilomètres seulement, dans une commune voisine de la nôtre. Ils ont aussi des chambres funéraires et c'est là que notre fils a été emmené. Nous appelons aussitôt. On nous répond qu'effectivement, le corps de notre enfant est bien arrivé chez eux. Mais vu son état, on nous déconseille fortement de venir le voir maintenant. On a fait appel à un thanatopracteur qui doit arriver en tout début d'après-midi. Son travail consiste à pratiquer des soins de conservation sur les défunts, à «réparer» les corps trop abîmés lors d'accidents, à leur redonner, grâce à un maquillage spécial et très méticuleux, un semblant d'identité, afin que leurs proches puissent les voir, les reconnaître. J'entends parler de ce métier pour la première fois. Du coup, nous ne pourrons voir Guillaume qu'en fin de journée seulement. On nous appellera lorsqu'il sera prêt. Par contre, nous pouvons passer par leurs bureaux afin d'effectuer toutes les démarches administratives nécessaires. Nous pouvons également leur apporter les vêtements avec lesquels nous souhaitons le faire inhumer.

Je vais seule dans sa chambre. J'ouvre les portes de son placard. Je passe en revue tous ses vêtements. Qu’est-ce que je vais prendre ? Il aimait toutes ses tenues. J'essaie de penser à ce qu'il aurait préféré et j'opte pour une chemise couleur bordeaux. Il la portait souvent, surtout pour les soirées en boites de nuit. Je la plie soigneusement et je la glisse dans un sac avec un pantalon, un slip, une paire de chaussettes. Je prends également une paire de chaussures de ville que je mets dans un autre sac. Puis je m'assois un instant sur son lit, le sac contenant les vêtements sur les genoux. Je passe la main à l'intérieur et je les caresse un à un. Des larmes coulent sans retenues sur mes joues. Hier, c'était ses vêtements préférés. Aujourd'hui, ce sont ses vêtements de mort. Je ne le verrai plus jamais bouger dedans. Je n'ai pas vraiment le temps de m'apitoyer. Ma belle sœur m'appelle. Il faut que nous y allions !

Une demi-heure plus tard, nous arrivons aux pompes funèbres. Jacques et Myriam nous accompagnent René et moi. Nous entrons par le magasin. Des gerbes de fleurs artificielles de toutes les couleurs couvrent les étagères ainsi que des plaques funéraires avec des inscriptions plus tristes les unes que les autres. Une dame, âgée d'une cinquantaine d'années à peu près, vient à notre rencontre. Elle nous accueille très gentiment et nous invite à entrer dans une pièce attenante. C'est son bureau. À sa demande, je lui remets les habits de mon fils, puis nous nous asseyons tous face à elle. D'emblée, je lui demande de me dire où se trouve le corps de Guillaume. Parce que je veux le voir. Je ne veux pas attendre la fin de la journée, puisque je suis là.

 - C'est impossible, me dit-elle, il n'est pas prêt.

J'insiste:

 - Peu importe, je veux le voir quand même, comme il est. C'est mon enfant !

Elle ne veut rien entendre. Je le verrais une fois qu'il aura été préparé, habillé, installé. Je vois une porte sur ma gauche. Je me lève et m'y dirige. Qu'importe les blessures, les mutilations. Il est peut-être là, tout près, il faut que je le voie ! Que je lui dise que je suis là, pour lui ! La dame se lève à son tour et me bloque le passage.

 - N'insistez pas, me dit-elle, ce serait trop douloureux pour vous. Croyez-moi ! Vous ne vous remettrez pas facilement de la vue de votre propre enfant, dans l'état où il est. Vous pourrez passer autant de temps que vous voudrez près de lui, plus tard.

Et elle ajoute:

 - De toute façon, il n'est pas derrière cette porte. Il est dans une chambre froide, un peu plus loin.

Myriam tente de me raisonner, elle aussi:

 - Cette dame a raison, tu sais. Si tu le vois maintenant, tu devras vivre avec ces images dans la tête pour le restant de tes jours. Retourne donc t'asseoir, tu le verras bien tout à l'heure !

La gorge serrée, je regagne ma chaise en pensant à mon pauvre enfant, enfermé seul, dans une chambre froide.

Puis nous rentrons dans les formalités d'usage. Elle nous parle des funérailles qu'il faut préparer. Étant donné que nous sommes en fin de semaine, elles n'auront lieu que lundi. Nous choisissons le début d'après midi à quatorze heures. Bien sûr, elles seront religieuses. Nous sommes catholiques pratiquants. Nous avons fait baptiser nos trois enfants et nous leur avons fait faire leur communion. À présent, nous tenons tout particulièrement à ce que Guillaume reçoive l'ultime bénédiction dans notre église. Pour le cimetière, bien entendu, ce sera celui de notre ville. Ainsi, il ne sera pas trop loin de nous. Nous n'y avons pas d’emplacement, alors nous devrons nous rendre à la mairie dans la journée pour y remédier. On nous propose la location d’une chambre funéraire pour y exposer son corps, ce que nous acceptons. Nous ne voulons pas le ramener chez nous et l'installer au milieu du salon pendant quatre jours. Ce serait terrible pour les filles et pour nous. Comment continuer à vivre dans cette même maison, après ça ? C'est un lieu où nous voulons le garder vivant. Y entendre, rien qu'en les imaginant, le bruit de ses pas dans le couloir, le son de sa voix fredonnant une de ses chansons préférées, ses éclats de rire. Puis vient le moment que je redoutais le plus : le choix du cercueil ! Comment choisir un cercueil pour son enfant ? Pour l'y faire enfermer à jamais ! Je ne l'ai même pas encore vu mort. C'est trop dur, je ne peux pas ! Pas maintenant ! Je demande du temps pour me faire à cette idée. Nous pouvons nous occuper de tout le reste, mais pour le cercueil, nous repasserons après. La dame, très compréhensive, accepte.

Nous nous rendons ensuite à la mairie de notre commune. Nous demandons à acheter un emplacement dans le cimetière pour y faire enterrer notre fils. Cette phrase a été terrible à dire. La jeune femme, assise derrière son bureau, nous demande alors:

 - Combien de places voulez-vous?

Là, je suis sidérée !

 - Combien de places ? Qu'est-ce que ça veut dire ? Quelqu'un d'autre, dans notre famille va mourir maintenant ? Un seul drame ne suffit pas ?

Elle réagit très vite.

 - Non, je vous en prie, ne soyez pas choquée par ma question. Mais si vous prévoyez d'être un jour enterrés avec votre fils, c'est maintenant qu'il faut vous décider sur le nombre de places que vous voulez avoir dans la même tombe.

Nous comprenons mieux. Nous nous décidons pour trois places. René et moi, nous reposerons auprès de notre fils, un jour. Quand aux filles, nous ne voulons même pas penser qu'elles puissent mourir elles aussi. Nous espérons bien partir avant, tout comme nous espérions partir avant Guillaume. Là, le destin en a décidé autrement. Mais nous n'allons quand même pas prévoir la mort de toute la famille aujourd'hui !

Nous rentrons à la maison où il y a de plus en plus de monde. Le téléphone sonne sans discontinuer. Il y a toujours quelqu'un pour décrocher et répondre. Moi, je n'ai pas le courage. Il est difficile de trouver un coin tranquille pour s'isoler et réfléchir. Il y a du monde partout. Toutes les pièces de la maison ont été investies. Le jardin également.

Élisabeth pleure tout le temps. Elle est inconsolable, malgré les bras qui l'entourent sans cesse. Laure s'est endormie, après avoir fait une vraie crise de nerfs dans la matinée. Elle a essayé d'être forte, mais le chagrin a pris le dessus. Le médecin a été rappelé et il lui a encore fait avaler quelques calmants. Du coup, elle s'est effondrée sur son lit. Claire, l'une de ses tantes, reste près d'elle.

L'après-midi est bien entamé. Nous passons tous par des crises de larmes, de colères contre le destin, d'incompréhension devant l'impensable, de doute dans tout et dans rien. J'ai l'impression d'évoluer dans une sorte de cauchemar sans fin et j'aimerais qu'on me réveille, qu'on me libère de cet enfer ! Je dois me concentrer au maximum pour me rappeler de tout ce que j'ai à faire. Je suis dans un état de confusion tel que tout se mélange dans ma tête. Les visages, les objets, les mots, les cris, les pleurs. Je me plains sans cesse de ne plus rien comprendre. On me dit que c'est normal, au vu de tout ce que je suis en train de vivre. Je ne sais plus ce qui est normal et ce qui ne l'est pas. Je sais seulement que je suis très fatiguée, que je voudrais que tout s'arrête et redevienne comme avant, comme il y a un an, comme il y a un mois, comme hier. Mais je sais aussi, au fond de moi, que la page est tournée. Définitivement.

Vers dix-sept heures, les pompes funèbres nous appellent enfin. Guillaume est prêt. Il a été installé dans une chambre funéraire. Nous pouvons aller le voir. J'attends ce moment depuis des heures, et maintenant qu'il arrive, je me sens mal, terriblement mal. Je suis stressée. J'ai la gorge nouée et j’ai mal au ventre, comme avant un rendez-vous important. Sauf qu'aujourd'hui, ce rendez-vous, c'est avec la mort que je l’ai.


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La voiture se gare sur le parking, à quelques mètres du magasin des pompes funèbres. Jacques, Myriam, René et moi y descendons en silence. Nous faisons les quelques pas qui nous mènent à la porte. Finalement, je me suis résignée à choisir le cercueil avant d'aller voir Guillaume. Je sais qu'une fois auprès de lui, il me sera difficile de le quitter. La même dame de tout à l'heure nous conduit René et moi dans une petite pièce étroite. Là, debout contre les murs, il y a des cercueils, des grands, des moyens, des petits. Les voir ainsi alignés me donne la chair de poule. Pourquoi suis-je obligée de vivre un moment pareil ? Je suis entourée de cercueils et je dois en choisir un pour mon enfant. Qu'ai-je donc fait de mal pour mériter pareil châtiment ? Et puis, ils se ressemblent tous. Pourquoi doit-on choisir ? Il n'y a qu'à en prendre un à sa taille, c'est tout. Mais au fond de moi, une petite voix me dit que ce choix nous appartient à son père et à moi. Parce qu'il est certain que nous voulons pour lui, ce qu'il y a de mieux, de plus doux, de plus confortable, car c'est pour toujours qu'il y sera ! René m'en montre un, mais je le trouve trop ordinaire, puis un autre que je trouve trop sophistiqué. Enfin, nous nous arrêtons tous les deux devant un modèle sobre, en chêne, surmonté d'un superbe crucifix. De fines torsades sont sculptées sur les côtés du couvercle, de haut en bas. L'intérieur est capitonné de satin de couleur grège. Nous nous regardons. Sans dire un mot. Notre choix est fait. Maintenant, nous pouvons nous rendre auprès de notre fils. La dame nous indique comment rejoindre la chambre funéraire.

Je reçois un choc en voyant le nom et le prénom de mon fils inscrits sur la porte. Des membres de la famille et des amis attendent dans le hall. Ils nous avaient suivis depuis la maison, mais notre passage en magasin a fait qu'ils sont arrivés ici avant nous. Un employé du centre leur a demandé de ne pas entrer dans la chambre. Les parents d'abord. Triste privilège ! Élisabeth veut entrer avec nous. Je suis d'accord même si je sais que ça va être dur pour elle. Maintenant ou plus tard ne va rien changer à la situation. Je n'ose pas ouvrir la porte. J'ai peur de ce que je vais découvrir derrière, de ne pas supporter la vue de mon propre enfant, décédé.

J'ai déjà vu des morts. J'ai grandi à la Réunion et là-bas, on veille le défunt dans sa maison. Le corps est installé au centre de la pièce principale et la famille, les amis, les voisins, même les enfants circulent autour. Ma mère m’avait emmenée maintes fois à des veillées mortuaires, mais ces morts étaient des gens du village ou des parents éloignés. Je n'ai jamais été confrontée à la mort d'un très proche parent. Je n'ai jamais pensé que cela puisse m'arriver un jour. Pourtant je sais que la mort fait partie de la vie, puisque nous sommes mortels. Mais comme pour tout ce qui fait mal, on pense que ça n'arrive qu'aux autres. On accepte la fatalité chez son voisin, mais on la refuse farouchement chez soi. Et là, aujourd'hui, il s'agit de mon enfant, de mon sang, de ma chair. Toute la journée, j'ai dit qu'il était «mort», j'ai parlé de sa «mort», mais pas un seul instant je ne l'ai imaginé «mort». Je ne suis pas du tout préparée à le voir «mort».

Je prie intérieurement:

 - Seigneur, donnez moi assez de courage pour affronter ce moment ! Arrêtez le tremblement de mes mains, faites disparaître cette énorme boule dans ma gorge et envoyez un peu de forces dans mes jambes, que je sens flageolantes ! Ne nous laissez pas seuls, René, Élisabeth et moi, devant cette épreuve !

René a posé la main sur la poignée de la porte. Nous y sommes. Il entre. Je le suis, Élisabeth sur mes talons. La pièce est petite, sans fenêtres. Quelques chaises, une croix et au centre, un lit étroit. Il est là ! Mon grand et magnifique garçon est couché là, figé dans la mort. Son visage semble de cire. Il est recouvert jusqu'aux épaules d'un drap beige damassé. Je le reconnais sans le reconnaître. Il me semble si différent. Je comprends très vite pourquoi. La vie l'a quitté. Plus rien ne l'anime, il est vide, éteint. C'est un corps, rien qu'un corps sans vie. Mon fils n'est plus là. J'ai devant moi un mannequin de cire. Je m'approche pourtant et je me penche sur lui. Je pose ma main sur son front glacé.

Je lui demande en pleurant à chaudes larmes. 

 - Pourquoi, Guillaume ? Pourquoi me fais-tu cela ? Pourquoi me quittes-tu aujourd'hui ? Pourquoi m'obliges-tu à connaître pareille souffrance ? Celle de te voir couché là, sans vie, toi mon enfant, toi mon bébé. Pourquoi m'infliger cette peine immense ? N'ai-je pas été une bonne mère pour toi ? Est-ce une punition ? Est-ce ma punition ?

Je me rends compte que je me laisse emporter par la colère. Celle de l'avoir perdu. Alors je me ressaisis. Pourquoi lui en voudrai-je ? Ce n'est pas sur lui que je dois déverser ma colère, mais sur la vie qui n'a aucun sens. Cette vie qui donne et reprend. Sur le destin, ce mot dénué de sens. Mourir à vingt et un ans était le destin de ce pauvre enfant ? Être victime d'un terrible accident était son destin ? J'avais imaginé pour lui, une vie longue et belle, pleine de bonheur. Le genre de vie que souhaite chaque mère pour son enfant. Je caresse ses cheveux. Ils sont froids aussi. Ses yeux sont fermés, sa bouche entrouverte et son nez est légèrement pincé. Et tout ce maquillage, en couches si épaisses, que cache-t-il ?

 - Comment est ton visage là-dessous ? Méconnaissable ? Et si tu avais souffert au moment de l'accident ? Dis-moi que non. Dis-moi que tu n'as rien senti. Je te parle et tu ne me réponds pas. Je te touche et tu ne frémis même pas. Je réalise que tu ne parleras plus jamais, que tu ne ressentiras plus jamais rien. Et moi dans tout ça ? Qu'est-ce que je vais devenir sans toi ? Sans mon garçon que j'aime tant et dont je suis si fière !

Me voilà condamnée !

À ne plus jamais entendre ta voix.

À ne plus jamais voir ton sourire.

À ne plus jamais sentir tes grands bras autour de moi.

À ne plus jamais prendre ta main dans la mienne.

À ne plus jamais t'entendre m'appeler maman avec cette intonation si douce.

Le futur pour nous deux se résume désormais en deux mots: plus jamais.

Oui, je suis condamnée ! à me souvenir, seulement me souvenir. Et j'ai peur de ne pas me rappeler de tout. Désormais, chaque seconde de ta courte vie compte. Je dois les retrouver dans ma mémoire, une à une.

À travers mes larmes, je vois celles de René et d'Élisabeth qui coulent sur leurs visages. Élisabeth est horrifiée de voir son frère dans cet état.

Elle dit en sanglotant:

 - Ce n’est pas lui ! Ce n’est pas Guillaume ! Je ne le reconnais pas. Ce n’est pas possible que ce soit lui !

Elle me demande:

 - Ce n’est pas mon frère qui est là, maman ?

Ses yeux m'implorent de lui mentir, de lui dire qu'il y a eu une erreur. Mais je ne peux pas. La réalité est là, aussi cruelle soit-elle.

 - C'est bien lui malheureusement, c'est bien ton frère qui gît là, mort ! Il va te falloir l'accepter car tu n'as pas le choix ! Nous n'avons pas le choix !

La pièce est remplie de nos pleurs que nous ne pouvons retenir. Nous sommes là, tous les trois, penchés sur ce corps d'où la vie s'est enfuie. Nous lui disons tour à tour, combien nous l'aimons, combien nous sommes affligés, déchirés. Combien il nous manque déjà, combien l'avenir nous semble compromis sans lui, combien tout est devenu gris et triste depuis ce matin. Affaiblie par tant de douleur, je m'installe sur une chaise dans un coin de la pièce. Je mets ma tête entre mes mains et je pleure à gros sanglots. Élisabeth est allée ouvrir la porte. La famille et quelques amis entrent. La pièce, trop petite, est pleine. Tout le monde pleure en voyant le gâchis. Un si jeune homme, si beau, si grand et qui avait toute la vie devant lui ! Arrêté net dans son élan, il est étendu là, mort ! Certains lui touchent les épaules, d'autres lui caressent le front, passent la main dans ses cheveux. Personne ne comprend ! Parce que c'est incompréhensible ! La mort d'un enfant, d'un tout jeune homme est simplement révoltante. Mon cœur d'ailleurs se révolte et saigne. Je suis en train de faire connaissance avec la pire expérience que puisse vivre une maman. La perte de son enfant. Chacun s'est posé, debout dans un coin, contre un mur ou assis sur une chaise. Pour pleurer sa peine. On n'entend plus que des sanglots étouffés, on ne voit plus que des larmes. La souffrance dans cette pièce est palpable et insoutenable. J'approche ma chaise du lit. Je pose ma main sur l'épaule de mon fils et je lui parle avec mon cœur. Aucun mot ne peut sortir de ma bouche. C'est en pensée que je le rejoins.

 - Guillaume, je suis en train de te perdre, toi, l'enfant que j'ai tant désiré, tant aimé. Je ne pouvais concevoir ma vie de femme sans enfants. Dès mon mariage avec ton père, j'avais vingt ans, j'ai souhaité plus que tout avoir un bébé. J'ai dû attendre trois ans, pendant lesquels, j'ai eu droit à une fausse couche que j'ai très mal vécu, et des mois de traitements médicaux, contre une stérilité qui contrecarrait mes projets. Mais la vie a fini par triompher. Le mardi vingt-trois août mille neuf cent quatre-vingt-trois, à six heures quarante, le matin, tu es arrivé. Petit bonhomme tout fripé, mais tellement parfait ! Est-ce que je t'ai dit que le jour de ta naissance a été l'un des plus beaux de ma vie ? Tu étais si beau, si petit, si fragile ! Je m'étais promis de te protéger envers et contre tout. Comment aurais-je pu penser que vingt et un ans plus tard, la mort t'arracherait brutalement à moi, sans que je ne puisse faire quoi que ce soit ? J'ai manqué à mes devoirs de mère. Je n'ai pas su te préserver de tous les dangers. Pardonne-moi mon ange ! J'apprends aujourd'hui que l'amour d'une maman, aussi fort soit-il, ne suffit pas pour protéger son enfant de tous les accidents, de toute les injustices de la vie.

T'ai-je dit assez souvent combien je t'aime ? As-tu ressenti pleinement l'amour de ta famille ? Je veux penser que oui ! Toi qui est si sensible, comment n'aurais-tu pas ressenti toute cette tendresse et toute cette fierté qui émanaient de nous, lorsque nous posions les yeux sur toi ?

Tu as connu aussi, fort heureusement, l'amour avec un grand A, avec Charlène que tu as aimé passionnément. Même si vous avez mis de la distance entre vous depuis quelques temps, je sais que tu l'aimes toujours très fort. Je te connais si bien et tu prononces son prénom avec une émotion si particulière dans la voix ! Emporte cet amour avec toi !

Tu n'auras jamais d'enfants et cela me rend triste. Je sais combien tu les aimes. J'ai été témoin de toute l'affection que tu as eu pour Laurine, cette magnifique petite fille de deux ans que je garde depuis ses tous premiers mois. Tu t'es tout de suite attaché à elle. Pourquoi ? Je ne le saurais jamais ! Il y avait pourtant d'autres petits enfants à la maison. Tout ce que je sais, c'est que tu étais heureux de la porter dans tes bras. Tu ne supportais pas qu'elle pleure. Tu voulais voir le bonheur sur son petit visage à chaque instant. Tu l'aimais, tout simplement. Elle te rendait bien cet amour. Elle serrait ses petits bras autour de ton cou en t'appelant «gaume-gaume». À ce moment là, tu me regardais en souriant fièrement. Elle essayait de prononcer ton prénom, à toi ! Tu étais heureux ! Il n'y aura plus ses petits moments d'émotions dans la maison. Laurine te cherchera. Comment lui dire que «gaume-gaume» est parti ? Qu'il ne reviendra jamais. Qu'il ne la prendra plus jamais dans ses bras. Qu'il ne franchira plus jamais la porte en demandant:

  - Elle est là ma Laurine aujourd'hui ?

Et les séries de bisous qu'elle te faisait, lorsque tu lui offrais des friandises ! Je suis heureuse que tu ais connu çà ! Parce qu'aujourd'hui, je sais que tu ne seras jamais papa. Peut-être le pressentais-tu ? Peut-être est-ce pour ça que tu t'es attaché si fort à elle ? Tu as éprouvé une affection sans borne pour cette petite fille et elle te l'a bien rendue. Emporte aussi tout cet amour avec toi ! Je suis sûre que de son côté, Laurine te portera dans son cœur aussi longtemps qu'elle se souviendra de toi. C'est une enfant si sensible et dotée d'une si grande intelligence !

Le temps passe vite. J'ai l'impression que je vais manquer de temps, pour te dire et te rappeler tout ce que je ne veux pas que tu oublies. Tout ce que nous avons vécu ensemble et que je veux que tu emportes avec toi, dans l'autre monde.

Tant de souvenirs !

 - Te rappelles-tu notre voyage à la Réunion ? C'était en juin mille neuf cent quatre-vingt-douze, et tu avais neuf ans. Tu étais très excité à l'idée de prendre l'avion et d'effectuer un si long voyage. Malgré un vol de nuit de dix heures, tu n'as pas voulu dormir. Tu voulais profiter de chaque instant. Tu as bu et mangé tout ce que les hôtesses de l'air te proposaient. J'avais bien essayé de te mettre en garde contre une bonne indigestion, mais tu ne m'écoutais pas. Tu me répondais:

 - Laisse moi profiter de ce fabuleux voyage, maman. Et puis, j'ai l'estomac solide. Je peux manger tout ce que je veux.

Tu en as si bien profité qu'à l'atterrissage, tu n'as fait que vomir. À l'aéroport, nous étions dans une longue file d'attente pour passer la douane. Tu as vomi dans chaque poubelle près desquelles nous passions. Ta tante Céline, venue nous accueillir, a fait connaissance avec un petit garçon au visage si blanc, qu'elle s'était demandée si nous n'allions pas débuter nos vacances par un passage à l'hôpital. Heureusement, tu as été mieux, très vite. Et tu as pu apprécier ces deux mois passés sur l'île natale de tes parents. Tu as aimé tous les gens que tu as rencontrés, tous les paysages que tu as admirés et photographiés. Ton oncle t'avait offert un appareil photo jetable. Ce qui t'avait fait énormément plaisir. Tu as ramené de très beaux clichés que tu as exposés sur les murs de ta chambre. Ils y sont toujours aujourd'hui. Des années après, tu nous en parlais encore de ses fameuses vacances ! Tu rêvais d'y retourner.

Il est vingt et une heure. On vient nous faire savoir que le centre funéraire va fermer pour la nuit. Nous devons partir. La pièce se vide doucement. Je dois le laisser seul, dans cette chambre, froide. Je lui dis au revoir et lui promets de revenir très tôt, le lendemain matin. Il me reste si peu de temps à passer près de lui. Si peu de temps !

À la maison, il y a du monde partout et beaucoup de bruits. Je suis épuisée. Je prends rapidement une douche, puis je m'enferme dans ma chambre. Je veux fermer les yeux un instant, pour essayer d'oublier cette journée cauchemardesque. Mais on vient me voir. On ne veut pas me laisser seule. On me parle de choses et d'autres, histoire de meubler le temps, pour éviter que je ne me laisse aller à la tristesse. Plus tard, ma sœur Noëlle m'apporte une assiette. Du riz et du poisson, qu'elle a pris la peine de préparer pour toute la famille, qui est encore présente ce soir. Elle insiste pour que je mange un peu. Elle sait que je n'ai rien avalé de la journée, ni eau ni nourriture. D'ailleurs, je n'ai toujours ni faim ni soif. C'est comme si tout mon être était anesthésié, dépourvu de toutes sensations physiques. J'avale tout de même quelques cuillerées, pour la forme. Mais pas assez, car l'appétit n'y est pas. Quelques minutes plus tard, je suis prise de vertiges, de tremblements. Cela m'inquiète ! Je dois rester en forme pour demain et les jours qui vont suivre. Je refuse d'être défaillante devant ce qui m'attend. Je dois être forte et présente pour mon fils. J'en fais part à ma sœur. Elle appelle mon médecin traitant qui est justement de garde et qui arrive aussitôt. Trop de fatigues, de tensions, d'émotions fortes ! Il faut absolument que je dorme un peu ! Il est déjà minuit et cela fait presque vingt quatre heures que je n'ai pas fermé l'œil. Mon docteur me fait avaler quelques pilules et il a à peine quitté la chambre, que je m'enfonce dans un sommeil profond. Je dors six heures, sans rêves, sans cauchemars.


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À mon réveil, tous les évènements de la veille me reviennent, brutalement. Alors c'est vraiment arrivé ! Cette horrible journée a réellement existé ! À côté de moi, René dort, le visage éprouvé, même dans le sommeil. J'entends des voix étouffées dans la maison. Nous sommes le samedi douze juin, au matin. Hier, Guillaume, mon fils chéri est mort. Je pleure. Noëlle vient me voir et essaye de me calmer. Elle m'explique qu'Élisabeth a enfin réussi à dormir après une nuit très agitée. Qu'il ne faut pas qu'elle m'entende pleurer, ce qui ne ferait que raviver son propre chagrin. Elle ne me parle pas de Laure. Je lui demande:

 - Et laure, où est- elle ? Est-ce qu'elle a pu dormir un peu ?

Trop absorbée par ma peine et toutes les démarches que j'ai dû effectuer, la veille, je ne me suis pas beaucoup préoccupée de mes filles. Noëlle me rassure.

 - Jacques et Myriam ont emmené Laure chez eux, cette nuit. Ne t'inquiètes pas, ils s'occupent d'elle ! Ils reviendront dans la journée.

Alors je me lève, je sors des vêtements de mon armoire et je vais directement dans la salle de bains. Je me prépare, nonchalamment. Même si j'ai dormi quelques heures, je manque d'énergie. Dans la cuisine, ma sœur a déjà préparé le café. Je m'en sers un, que je bois doucement, en ressassant les évènements de la veille que j'ai du mal à réaliser. Doucement, toute la maison se réveille. Les visages sont graves, tristes. Les déplacements se font dans le silence et la discrétion. J'ai la sensation d'évoluer dans un monde irréel, virtuel. C'est juste une sensation, car je suis bien consciente de la terrible réalité.

À huit heures trente, Jacques et Laure arrivent. Ils sont passés par l'aéroport où ils sont allés chercher des membres de nos deux familles, à René et à moi. Malgré la fatigue d'un très long voyage, ma sœur Danielle décide de m'accompagner au centre funéraire. Elle veut voir son neveu sans plus attendre. Avant de partir, je demande qu'on s'occupe bien des filles, toute la journée. Je ne rentrerais que tard, ce soir. Je sais qu'elles ne seront pas seules. René reste à la maison ce matin. Des amis vont arriver. Il sera là pour les accueillir et les diriger vers nous, au centre. En tout cas, pour ceux qui veulent voir Guillaume, une dernière fois.

Dehors, le temps semble me narguer. Il fait beau. Le ciel est bleu, il n'y a pas un nuage. Pourtant, en moi, il fait gris. Si gris, que je ne sens même pas la caresse des premiers rayons de soleil du matin sur ma peau. La route me paraît aussi longue que hier. En arrivant devant la porte de la chambre, je reçois encore le même choc que la veille en voyant son nom et son prénom inscrits dessus. Cette fois, j'ouvre sans hésiter. La pièce est froide. Il est là, couché sur son lit réfrigérant. Son corps doit être bien conservé jusqu'aux funérailles, dans deux jours. Je lui dis bonjour et sa tante en fait autant. Je me retiens de lui demander s'il va bien, s'il a passé une bonne nuit. Secrètement, je souhaite qu'il se réveille et me dise:

 - Oui maman, je vais très bien, je n’ai pas trop mal dormi, je suis content de te voir. On fait quoi aujourd'hui?

Je me rends compte de l'absurdité de mes pensées. Je rapproche une chaise et je m'assois tout prés de lui. Ma sœur en fait autant de l'autre côté du lit. Il est étendu entre nous, froid, raide. Je prends sa main glacée dans la mienne. Elle est à demi fermée. Je la recouvre de mon autre main. J'espère ainsi la réchauffer un peu, mais elle reste froide. Je lui parle de la maison, de son père qui s'est enfermé dans le silence, de ses sœurs qui pleurent sans cesse, et de tout le monde qui arrive de toute part depuis hier matin. Je lui dis combien tous ont de la peine, combien tous l'aimaient et le regrettent déjà. Qu'il aura certainement de la visite aujourd'hui. Justement, j'entends des bruits de voix derrière la porte, mais personne n'entre. Je vais voir. Trois jeunes gens sont là. Je les connais. Ce sont des copains de Guillaume. Je leur demande d'entrer, ce qu'ils font aussitôt. Ils se tiennent tous les trois, côte à côte, et regardent, horrifiés, le corps à peine reconnaissable de leur ami. Ils ont le teint blafard, ils tremblent, et des larmes emplissent leurs yeux. L’un d'eux murmure:

 - C'est affreux, ce n'est pas possible !

Les deux autres n'ont pas de mots pour dire ce qu'ils ressentent. Ils balancent leurs têtes de droite à gauche, tandis que des larmes coulent enfin sur leurs joues.

Je leur demande:

 - Vous étiez avec lui, jeudi soir ?

Ils répondent en chœur:

- Oui, nous étions tous ensemble.

Puis l'un, qui se prénomme Fabrice et qui habite le même lotissement que nous, prend la parole. Il raconte sans quitter Guillaume des yeux.

 - Nous avons passé la soirée ensemble à discuter, à rire. Puis, aux environs d'une heure trente, Guillaume nous a quitté. Il était fatigué et il voulait rentrer se coucher. Il était parti depuis quelques minutes seulement, quand nous avons décidé de rentrer, nous aussi. Vous savez, dès qu'il manque quelqu'un dans le groupe, l'ambiance n'est plus la même ! C'est ainsi que nous sommes arrivés sur les lieux de l'accident, pratiquement dans la minute qui a suivi le choc. Nous avons tout de suite compris que c'était lui et que c'était très grave. Sa voiture était retournée sur le toit et vu son état, nous avons eu vraiment très peur pour lui. Le chauffeur du camion impliqué dans l'accident est bien descendu de sa cabine, mais il ne pouvait rien faire. Le pauvre homme était en état de choc. Nous avons donc appelé les secours. En attendant qu'ils arrivent, nous nous sommes approchés de la voiture pour voir si nous pouvions aider Guillaume. Nous ne voyions pas grand chose à l'intérieur, malgré une nuit plutôt claire. Nous l'avons appelé mais sans obtenir de réponse. Les portes étaient enfoncées, complètement coincées. Enfin, nous l'avons aperçu. Le buste seulement, le reste de son corps semblait coincé entre moteur, siège, tôle. Tout était enchevêtré. Il baignait dans son sang et la position de sa tête était malheureusement sans équivoque sur son état. Nous avons compris que c'était fini. Lorsque les secours sont arrivés, ils n'ont pu que constater son décès. Nous étions anéantis. Quelques minutes auparavant, nous riions ensemble. Puis nous sommes partis vers chez vous, pour vous prévenir. De l'accident seulement, car nous n’avons pas eu le courage de vous dire que votre fils était mort.

Son récit, avec tous ces détails, me fait mal à l'intérieur. Chaque mot s'insinue en moi tel un fer de lance, creusant dans ma chair. C'est horrible !

Je leur demande si Guillaume avait l'habitude de rouler très vite. Ils me répondent que oui, timidement. Il est évident qu'ils ne veulent pas s'étendre sur le sujet, là devant lui. Je les comprends et je n'insiste pas. Je leur parle des funérailles. Ils m'assurent qu'ils seront tous présents et qu'ils préviendront tous les copains. Je leur propose, s'ils le veulent bien sur, de porter eux même, le cercueil de leur ami, ce jour là. Pour entrer et sortir de l'église. Je préfèrerais que ce soient eux, des jeunes de son âge, plutôt que les employés des pompes funèbres. Ils sont honorés que je le leur demande. Oui, ce serait un bel hommage rendu à leur ami ! Pour l'occasion, nous convenons ensemble qu'ils porteront tous une chemise blanche. Pendant toute notre discussion, ils n'ont pas quitté le corps de leur ami des yeux. Enfin, ils le saluent, nous embrassent, ma sœur et moi, et quittent la pièce, désemparés. Lorsqu'ils sont entrés, tout à l'heure, c'étaient des enfants insouciants. Lorsqu'ils sortent, maintenant, ce sont des adultes conscients que la vie ne tient qu'à un fil et que si l'on tire trop fort dessus, il finit par se casser.

Toute la journée, la famille, les amis, les voisins ou de simples connaissances défilent dans la minuscule chambre, pour rendre un dernier hommage au jeune défunt. Je reste là, tout le temps, lui tenant la main, le caressant, lui parlant. Je ne le quitterai qu'un court instant dans l'après midi, pour la préparation de la cérémonie funèbre, à l'église. Lorsque l'heure de la fermeture arrive, vers vingt et une heure, je suis éreintée. Comme hier, je n'ai ni bu, ni mangé de la journée. Je prends le temps de dire au revoir à mon fils et je lui promets d'être là, très tôt le lendemain.

À la maison, il y a toujours du monde qui s'affaire. Entre de multiples visites, on a fait le ménage, la cuisine, on s'est occupé des uns et des autres. Ce soir encore, on discute, on pleure, on se console. C'est encore Noëlle qui m'apporte à manger dans ma chambre. C'est la seule pièce, avec la salle de bains, que je fréquente depuis deux jours. Je mange un peu, même si pour moi, la nourriture n'a aucun goût. Tous les mets semblent avoir perdu leur saveur. Tout le décor, autour de moi semble avoir perdu ses couleurs. Les heures s'écoulent, languissantes et ternes. Lorsque je me couche enfin, au milieu de la nuit, je repense aux deux journées qui viennent de passer. J'ai du mal à réaliser vraiment ce qui est arrivé. C'est tellement incroyable, invraisemblable, inacceptable ! Malgré le bruit, je finis tout de même par m'endormir. Je fais un rêve surprenant.

«Je suis couchée dans mon lit et j'essaie de trouver le sommeil. Je suis consciente que mon fils est mort depuis quelques jours. À côté de moi, René dort déjà. Quelqu'un pousse doucement la porte de notre chambre. J'y jette un œil, mais je ne vois rien. Et puis soudain, je sens qu'on me touche les pieds. Je me redresse sur les coudes et là, je vois un petit enfant. Il a environ un an et il essaie de grimper sur le lit. Je le dévisage et je reconnais mon bébé. C'est Guillaume, bébé. Je l'attrape et je l'assois sur mes genoux. Il babille et prononce des syllabes incompréhensibles. Je secoue violemment René, qui se réveille et je lui dis:

 - Regarde, c'est notre fils, c'est Guillaume. Il n'est par mort, c'est notre bébé.

Il est agréablement surpris, lui aussi. Je serre alors mon enfant contre moi et je le berce tendrement, en lui fredonnant une berceuse. Celle qu'il aimait entendre quand il était tout petit. Je suis si heureuse ! Mais soudain, il se dérobe, glisse rapidement en bas du lit et court à quatre pattes vers la porte. Je l'appelle:

 - Guillaume, reviens! Ne me laisse pas, mon bébé, reviens vers maman !

Mais il ne m'écoute pas. Il passe la porte et disparaît dans le couloir. J'essaie de sortir de mon lit pour aller le chercher, mais je suis empêtrée dans les draps. Je me débats pour me dégager et… je me réveille».

Je suis déçue, ce n'était qu'un rêve ! Pourtant, j'ai l'impression de ressentir encore la chaleur de ce bébé sur moi. Je reste prostrée, les yeux grands ouverts, à me rappeler mon rêve, image par image. C'était si bon de le revoir vivant, même tout petit, même un instant ! Je sais que désormais, chaque soir en me couchant, je prierai pour qu'il vienne hanter mes rêves. C'est le seul moyen de le retrouver, bien vivant.


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Nous sommes le dimanche treize juin. Il est six heures trente. Dans la cuisine, on se relaie pour prendre son petit déjeuner. Je me sers une grande tasse de café, que je bois lentement. Je sais que c'est tout ce que je prendrai pour la journée. Je vais encore rentrer tard, ce soir. Je me prépare afin d'être prête, quand Myriam arrivera d'ici une heure. Nous avons prévu de nous rendre ensemble au centre funéraire. En l'attendant, je passe en revue toutes les photos de mes enfants, accrochées au mur, dans toutes les pièces de la maison. Je m'arrête devant chacune d'elles. Sur celle-ci, ils sont tous les trois. Guillaume porte un chemise blanche, et se tient fièrement entre ses deux sœurs qui portent chacune, une jolie robe à petites fleurs multicolores Le jour où elle a été prise, nous allions à la communion de leur cousine Julia. Ils sont magnifiques ! Sur celle-là, ils posent dans un parc d'attraction. Ils ont onze, neuf et cinq ans. Ils sourient, ils sont heureux ! J'aime les photographier ! À partir de maintenant, il n'y aura plus jamais de clichés où ils seront tous les trois. Ce constat me tord le ventre.

Ma belle sœur arrive enfin ! Nous partons, après avoir avalé quelques comprimés, des calmants prescrits par le médecin. Lorsque je retrouve Guillaume, ce matin, je suis frappée par le froid glacial qui règne dans la chambre. La température du lit réfrigérant a peut être été abaissée, pour une meilleure conservation du corps. Je le suppose. C'est le troisième jour. Je m'installe près de lui, toute tremblante, dans cette minuscule pièce sans fenêtres, éclairée par une lumière artificielle, alors que dehors, le soleil brille. Je caresse son front, ses mains. Je lui parle en sachant bien que je n'aurais aucune réponse de sa part. Puis, je repense à l'accident. Je me rappelle des paroles du médecin, sur place. Traumatisme crânien, thorax enfoncé… Je veux voir, je veux savoir ce que son pauvre corps a subi pendant cet effroyable accident. Je ne le laisserais pas partir sans avoir eu le courage de le regarder tel qu'il est maintenant. Je le découvre complètement. Myriam, qui est sa tante mais aussi sa marraine, ne veut surtout pas assister à ça. Elle n'a pas la force. Je lui demande alors de quitter la pièce, ce qu'elle fait immédiatement. Je la comprends, mais moi, je suis sa mère, je dois le faire. Je palpe tout son corps et je sens des déformations partout. Je déboutonne sa chemise, que j'ouvre. Je remonte les jambes de son pantalon et retrousse ses chaussettes très bas sur ses chevilles. Et là, je vois. Un pauvre corps blessé, mutilé, tordu, disloqué. Sa vue m'arrache des larmes amères. Mon pauvre enfant ! Je comprends qu'il n'ait pas pu survivre à tout ça. Je me console en me disant qu'il n'a pas dû souffrir. Qu'il n'en a certainement pas eu le temps, comme me l'a affirmé le médecin. Je le rhabille et le recouvre délicatement. Juste à temps, avant l'arrivée des premiers visiteurs qui entrent avec Myriam. Oncles, tantes, cousins, cousines, amis vont défiler dans la chambre, toute la journée. Une chambre trop petite, pour qu'on puisse y rester longtemps. Il faut faire de la place pour les autres. Chacun veut, à sa façon, rendre un dernier hommage à Guillaume. On le touche, on l'embrasse, on lui murmure des mots d'adieux à l'oreille, on le salue, tout simplement. À chaque fois, on vient aussi vers moi, on m'étreint. On imagine ma peine et on compatit sincèrement. On me glisse un numéro de téléphone, en me faisant promettre d'appeler, en cas de besoin. On me donne aussi des mouchoirs. Il faut dire que je redouble de pleurs à chaque étreinte.

Dans l'après midi, des amis que Guillaume appréciait particulièrement, arrivent. Ils habitent à l'autre bout de la France, près de Strasbourg. Ils ont fait le voyage pour lui, dès qu'ils ont appris la triste nouvelle. Lorsque Nadège apparaît à la porte, je ne peux m'empêcher d'éclater en sanglots. Jean-François et Nadège ont deux enfants. Il y a quelques années, alors qu'ils habitaient encore notre ville, j'ai gardé l'aîné, Vincent, de ses dix huit mois jusqu'à ses trois ans, l'année de leur déménagement. Un adorable petit bonhomme, blond aux yeux bleus, d'une douceur extrême et doté d'une intelligence qui épatait toute la famille.

Vincent adorait Guillaume. C'était son idole.

Guillaume adorait Vincent. C'était son «petit frère».

À l'époque, Guillaume avait quinze ans. Il avait une mobylette de couleur bleue, que nous lui avions achetée d'occasion. Elle avait fait du chemin. Il passait beaucoup plus de temps à la réparer qu'à rouler avec. C'est comme ça qu'il a appris la mécanique. Par la force des choses. Il passait des heures à la démonter, à la remonter. Son père et moi, nous n'avions plus besoin de nous demander où traînait notre fils. Il était tout le temps dans notre allée de garage, des pièces de sa mobylette éparpillées autour de lui. Lorsque je passais ma tête par la fenêtre de la cuisine, je le voyais froncer les sourcils, à la recherche d'un boulon qu'il ne trouvait plus, ou pester contre une pièce qu'il avait du mal à remettre en place. Ses mains étaient toujours pleines de graisses et de cambouis, que la plupart du temps, il essuyait sur ses vêtements. Ce qui me faisait rager; car je pensais aux temps que j'allais passer à essayer de faire disparaître les tâches. Souvent, Vincent s'asseyait sur une marche à côté et regardait en silence et avec admiration ce grand garçon réparer sa mobylette. Son regard bleu, pétillant, en disait long sur son bonheur tout simple d'être là. Quelquefois Guillaume l'installait sur la selle de la mobylette et le tenait comme çà, jusqu'à ce qu'il s'en lasse. Vincent se fichait pas mal que ça ne roulait pas. Il était assis sur cet engin et son idole le tenait. Cela lui suffisait ! Une complicité incroyable les unissait. Après leur déménagement, nous sommes restés en contact. La relation employeur à employée entre Nadège et moi n'est plus d'actualité. Nos deux familles sont amies. Il y a quelques temps, Charlène me disait que mon fils lui avait confié son désir de prénommer son premier garçon, Vincent. Lorsque Nadège me serre dans ses bras, juste à côté du corps de Guillaume, je le lui dis. Alors, nous pleurons toutes les deux. D'ailleurs, si ses parents sont là, Vincent lui ne sait pas encore ce qui se passe ici. Il est parti en voyage avec son école. Il l'apprendra en rentrant. Je sais qu'il aura beaucoup de peine. C'est aujourd'hui un petit garçon de neuf ans, très sensible.

En fin de journée, René, Élisabeth et Laure me rejoignent. Ensemble, nous allons acheter des fleurs pour les funérailles, demain. Guillaume ne reste pas seul. Il y a toujours un défilé constant dans la chambre, et Myriam, sa marraine est assise à côté de lui. Les filles choisissent en plus des fleurs, une belle plaque de marbre, sur laquelle sont incrustées une voiture de couleur dorée et deux colombes. En bas, il y a une inscription. «À notre frère bien-aimé». René et moi, nous choisissons une couronne de roses, les fleurs préférées de notre fils. Nous faisons inscrire sur le ruban qui va l'entourer, «à notre fils chéri». Ces choix d'objets, de fleurs, de mots qui semblent banals à première vue, sont d'une extrême importance pour nous. Car ils disent nos pensées et notre amour à celui qui part. Je sais que Noëlle s'est occupée d’une commande de roses blanches, une pour chaque cousin et cousine de Guillaume. Demain, elles seront déposées sur son cercueil. Tout le monde s'y met, pour préparer quelque chose. Pour que la cérémonie d'adieux soit digne de lui, de l'affection que tous lui portent.

Ce soir, avant de le quitter, je glisse autour de son cou une petite chaîne en or, avec un petit médaillon sur lequel est gravé un ange. C'est un cadeau que lui a remis Claude, son parrain, le jour de son baptême. Par dessus, je glisse également une chaîne en argent avec une croix. Cadeau offert par sa marraine, le jour de sa communion à l'âge de douze ans. Ces bijoux étaient pour lui des symboles. Il était fier de les avoir. Je tiens à ce qu'il les emporte avec lui, pour toujours. Sur sa poitrine, François, le mari de Lucie a posé une rose. Il l'a cueillie dans son jardin. C'est la seule qui a bien voulu fleurir cette année. Il en fait cadeau à Guillaume qu'il connaît bien et qu'il aime. Il faut dire qu'il le voyait souvent. Maxime, son fils, et Guillaume sont amis. Ces deux là se connaissent depuis l'école maternelle. Ils ont fait toute leur scolarité ensemble, ils ont joué ensemble. Ils ont ri ensemble, à en perdre le souffle. Et fait rare pour des enfants, ils ne se sont jamais disputés. Si l'un n'était pas d'accord avec l'autre, il préférait se taire et s'éloigner plutôt que d'en arriver à une dispute. De toute façon, ils étaient pratiquement toujours d'accord l'un avec l'autre. C'est une amitié solide, véritable entre ses deux enfants que rien n'est jamais venu ternir. La même amitié qui nous lie, Lucie et moi, leurs mères respectives. Comme pour eux, il n'y a jamais de disputes entre nous. Nous faisons le même métier, nous avons presque les mêmes centres d'intérêt et nous nous entendons sur tout. Nous pouvons passer des heures et des heures à bavarder ensemble, à rire follement de tout et de rien. Nous nous racontons avec délice, toutes les drôleries et les mimiques joyeuses des petits enfants que nous gardons. Leurs caprices aussi. Nous sommes là, l'une pour l'autre. Aujourd'hui, plus que jamais, je sais que je vais avoir besoin d'elle, de sa capacité à écouter, à m'écouter. Je n'avais jamais connu d'amitié aussi profonde et aussi sincère avant de la connaître.

Ce soir, je laisse mon fils avec un gros pincement au cœur. Demain sera le dernier jour. Après, ce sera fini. Je ne le verrais plus jamais. Ni vivant, ni mort. Je devrais me contenter de mes souvenirs.

Demain sera un jour funeste.

Comme les soirs précédents, je dîne dans ma chambre. Je n'ai toujours pas la force d'affronter tout ce monde, dans la maison que je ne sens plus comme la mienne depuis quelques jours. J'y passe si peu de temps ! Et puis, tous ces regards de compassion sur moi, la mère de l'enfant mort. La pauvre mère. Je ne veux pas être la pauvre mère. Là, tout de suite, je voudrais ne pas être mère du tout. Ainsi, je ne serais pas en train de vivre ce calvaire. C'est égoïste, je sais, de penser cela, mais je souffre tellement que je m'accorde le droit de l'être, ne serait-ce que quelques instants. Pas longtemps, car je pense à mes filles. Elles vivent un épisode tragique, elles aussi. Elles ont besoin de moi, leur maman. Celle qui doit rester digne, forte, capable de faire face à toutes les situations, fussent-elles dramatiques ou non. Elles ont besoin d'une maman capable d'affronter la mort de son fils, et leur transmettre à elles, la force d'affronter celle de leur frère. On sait qu'une mère, une vraie, n'a pas le droit de baisser les bras, de se laisser aller. Elle doit garder la tête haute et tout supporter, même l'insupportable.

La soirée se passe tristement. On parle de demain, sans cesse, pour s'y préparer. Même si je n'ai pas tout suivi, je sais que chacun sait ce qu'il doit faire. Tout le monde se prépare pour ce jour que personne ne pourra oublier. Élisabeth me fait lire une «lettre à Guillaume» qu'elle a écrite dans l'après midi. Elle compte la lire demain, à l'église. Elle lui parle de chacun de nous, de nos plus beaux souvenirs avec lui. De lui, de ce qu'il a représenté pour nous. Elle termine en lui demandant de partir en paix, que nous trouverons bien la force de continuer à vivre sans lui, pour lui. En souvenir de lui. C'est déchirant ! Je lui dis que sa lettre est belle, bouleversante. Et que oui, nous allons vivre pour lui ! Que nous savons que ce sera très difficile, mais que nous allons apprendre, ensemble. Que nous y arriverons, car il a besoin de nous. Désormais, nous sommes les gardiens de sa mémoire, de tous les souvenirs qu'il nous laisse en héritage.

Tout le monde s'endort ce soir en pensant très fort à lui, à demain.


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Lundi quatorze juin, quatre heures trente du matin. La maison est silencieuse. Toutes les pièces ont été prises d'assauts pour quelques heures de sommeil. Étendue sur mon lit, je ne dors plus depuis longtemps. J'ai dû fermer les yeux une heure, tout au plus. Mes pensées vagabondent entre la vie et la mort. J'essaie de comprendre le sens des deux, mais je n'y arrive pas. C'est bien trop compliqué pour moi.

Ce jour est à marquer d'une pierre noire.

Mon monde s'est effondré.

Mon monde s'est inversé.

Ce n'est pas l'enfant qui va enterrer la mère.

C'est la mère qui va enterrer l'enfant.

Le grand créateur a fait là une erreur irréparable. C'est la triste réalité. Je suis bien forcée de la regarder en face, mais je refuse de dire ainsi-soit-il. Je n'accepte pas ce qui m'arrive aujourd'hui, je n'accepterai jamais la mort de mon enfant. Je refuse également le mot «deuil» dans mon vocabulaire. Ce mot qu'on prononce autour de moi depuis trois jours. Il faudra «faire le deuil». Il y aura une «période de deuil». Qu'est-ce que cela veut dire exactement ? Qu'une fois cette période passée, j'oublierai ? C'est impossible, je suis marquée au fer rouge pour le reste de ma vie. Je sais que la brûlure restera vive à jamais. Rien ne pourra la cicatriser.

Je repense à ses trois jours passés près de lui, à revoir le film de sa vie, les instants de bonheur partagés. À retrouver pour ne plus les oublier, le son de sa voix, son sourire, la douceur de ses gestes ou même ses colères, très rares. Guillaume n'était pas un enfant colérique. Loin de là. Il a été si facile à élever. C'était par contre un grand taquin. Il aimait me rappeler mon âge, sachant que je surveillais de près les rides qui apparaissaient déjà sur mon visage. L'année dernière, le jour de mon anniversaire, il est venu vers moi et m'a dit en riant:

 - Joyeux anniversaire maman ! Alors, ça te fait quoi d'avoir quarante trois ans?

Je lui ai répondu:

- Rien de bien extraordinaire, mon fils. Pourquoi ? Comment me trouves-tu, toi ?

- Vieille ! a-t' il dit, en éclatant de rire.

Puis il m'a embrassée sur la joue et a posé devant moi, sur la table, un petit paquet cadeau.

 - C'est pour toi maman. Maintenant que ton grand garçon travaille, il pourra t'offrir un présent à chacun de tes anniversaires.

J'ai été très émue ce jour là. Lorsque j'ai ouvert le paquet, j'ai découvert à l'intérieur, une belle montre. Un vrai bijou ! Il savait que j'en désirais une comme celle-là. À la fin de cette année, j'aurai quarante quatre ans. Et toi, où seras-tu, mon bel ange?

Il aimait aussi taquiner Élisabeth. Il savait qu'elle partait au quart de tour pour un oui ou pour un non. Alors il faisait tout pour la faire rager. Ça l'amusait tellement de l'entendre crier !

Avec son père, pas de taquineries ! Il aimait lui parler sérieusement, d'imprimerie, de mécanique, de bricolage. Je me souviens du jour où René lui a offert sa première boîte à outils. Il était si fier ! Pendant longtemps, il l'a gardée dans sa chambre, avant de se résigner à la ranger dans la cabane à outils.

Plus jeune, il aimait jouer avec Laure. Il était tour à tour, boxeur, lutteur ou autre spider man. Et quand un coup partait, trop fort pour sa sœur qui se mettait à crier, il la prenait dans ses bras en lui disant:

 - Ne pleure pas tichoune. (C'est comme ça qu'il l'appelait lorsqu'elle était petite, on n'a jamais su pourquoi). Ne pleure pas, sinon maman va t'entendre et je vais me faire gronder.

Comme c'était bien ce qu'espérait Laure, elle criait de plus belle. Alors, il la serrait très fort contre lui en scandant:

 - Je t'aime tichoune, je t'aime.

Tant de souvenirs !

Je ne pense pas qu'il ait un jour, fait vraiment de la peine à une seule personne sur cette terre. Ou alors, je n'en ai pas eu connaissance.

C'est un ange qui nous quitte. C'est un ange qu'on enterre aujourd'hui.

Très tôt, Myriam arrive. Elle m'accompagne encore pour ce dernier jour. Comme la cérémonie funèbre est pour quatorze heures et qu'avant, il y a la mise en bière, nous ne reviendrons pas à la maison. Je m'habille donc de circonstances depuis ce matin. Avant de partir, je prends un café et des comprimés qu'on me demande d'avaler sans discuter. C'est, dit-on, pour m'aider à vivre au mieux cette douloureuse journée. Je suis tellement fatiguée que les effets ne tardent pas à se faire sentir. J'ai plus l'impression de flotter que de marcher. J'ai un léger voile devant les yeux. Je me sens légère, un peu ailleurs. Je semble détachée de la situation et de tout ce qui m'entoure. J'ai seulement conscience de vivre quelque chose de dramatique, mais qui ne me concerne pas directement.

C'est dans cet état de confusion que je me retrouve, un peu plus tard, devant la porte de la chambre funéraire. Pour la dernière fois, je lis son nom et son prénom inscrits dessus. J'ouvre et je vois des fleurs partout autour de Guillaume. Des bouquets, des pots, des corbeilles de toutes les couleurs. Leurs parfums embaument la pièce. Il y a aussi des plaques funéraires et une croix en marbre posées dans un coin. Tout ce que les gens ont commandé en magasin a été déposé là. Sur le mur gauche, le cercueil posé debout est ouvert. Le couvercle est juste à côté. Je regarde tout ça presque sans réaction. Je trouve tout normal. Je me penche sur mon fils et je l'embrasse. Son maquillage, qui jusque là avait bien tenu, commence à s'abîmer sérieusement. J'aperçois au travers, des tâches bleues sur son visage, son cou. Je les montre à Myriam.

Elle ne semble pas impressionnée et me dit:

 - C'est normal ! Cela fait quatre jours qu'il est décédé. Les funérailles arrivent à temps !

Elle aussi a pris des médicaments et semble planer un peu. Nous devons être assez misérables à voir. Nous ramenons des chaises tout près de Guillaume et nous nous asseyons. Nous le regardons en silence. Nous n'avons plus de mots, nous n'avons plus de larmes. C'est mon fils, c'est son filleul. Il avait de l'affection et du respect pour elle, qui l'avait tenu devant l'autel pendant qu'il recevait le baptême. Il ne l'a jamais appelée autrement que marraine.

En fin de matinée, deux employés des pompes funèbres arrivent. Ils nous demandent de quitter la chambre quelques minutes. Ils vont placer Guillaume dans son cercueil et préfèrent que nous n'y assistions pas. Nous sortons sans discuter. Nous attendons patiemment dans le hall. Lorsqu'ils sortent en nous disant que c'est fait, nous y retournons. Je n'éprouve presque rien en voyant mon enfant couché dans son cercueil. Ce n'est pourtant pas une scène banale pour les yeux d'une mère. Encore les effets des médicaments qui m'ont vidée de toutes émotions ! Il y a juste un détail qui me gêne. Sa tête penche légèrement sur le côté. Je la redresse doucement. Je replace les petites chaînes autour de son cou. Elles ont dû glisser au moment où ils l'ont soulevé du lit. Je repositionne la rose sur sa poitrine. Je recule de quelques pas pour le regarder.

Il est beau.

Il est beau comme un ange endormi.

Il est beau dans la mort.

Il est beau dans mon cœur.

À midi, Myriam sort quelques biscuits de son sac. Nous devons nous forcer à les manger si nous voulons tenir debout cet après midi. Nous sortons dans le hall et nous les grignotons machinalement. Ils n'ont aucun goût.

Puis la famille arrive pour assister à la fermeture du cercueil. Tout le monde se tient debout autour de Guillaume. Il reste très peu de places dans la chambre. Lorsque les employés des pompes funèbres entrent, nous comprenons que c'est le moment. Alors les émotions qui m'avaient quittée ce matin reviennent, violentes. Nous devons lui dire au revoir. Pas adieu. Nous espérons bien le retrouver un jour, là-bas, dans l'autre monde. Dans mon désespoir, je veux croire que tout n'est pas fini, que la mort n'est pas la fin de tout. Qu'il existe bien un paradis d'où il pourra nous attendre dans la paix et la sérénité. Qui peut dire ce qui se passe après la mort ? Qui a la réponse ? Son corps repose là, devant nous, mais son âme, où est-elle ? A t-elle trouvé le chemin qui mène au bonheur éternel ? A t-elle trouvé des paysages magnifiques à survoler ? A t-elle rejoint les anges qui lui chantent de douces mélodies pour l'accueillir dans leur ciel ? J'aimerais qu'elle m'apparaisse, là, maintenant et qu'elle me dise:

 - Oui maman, j'ai atteint le firmament. Ici tout est beau, tout est paix, tout est amour. Panse ton cœur déchiré. Un jour viendra où nous serons de nouveau réunis. Le bout de chemin que nous avons fait ensemble n'est pas terminé.

Mais aucune âme ne m'apparaît et je suis obligée de sortir de mes pensées, car autour du cercueil, on commence à s'agiter. Chacun dit au revoir à Guillaume à sa manière. En le touchant, en l'embrassant. Seule Laure refuse de faire ce dernier geste. Ses yeux expriment tout à la fois de la tristesse et de la colère. Elle se tient toute droite près de la porte. Elle refuse de lui dire au revoir parce qu'elle refuse sa mort. Elle a décidé de le garder vivant dans son cœur. Ce corps blessé, anéanti, sans vie, n'est pas son frère. C'est mon tour et déjà, on avance le couvercle. Je suis secouée de tremblements que j'essaie en vain de contrôler. Je me penche sur mon fils et je pose ma tête sur sa poitrine. C'est notre tout dernier câlin. J'y mets tout mon cœur. De tout mon amour, je lui insuffle ma chaleur. La chaleur de sa maman, pour qu'il soit bien. Bien au chaud dans son cercueil. Puis je l'embrasse sur le front. Je me redresse et je demande qu'on pose le couvercle, vite. Je veux être la dernière à l'avoir touché. Qu'il soit enfermé avec ma chaleur et mes baisers. Et pendant qu'on ferme, visse, scelle le cercueil, tout mon corps tremble, comme pour crier silencieusement sa détresse.

Maintenant tout se précipite. C'est la levée du cercueil. Il est emporté pour être placé dans le corbillard qui attend dehors, juste devant la porte. René, Élisabeth et moi, nous montons avec lui. Laure et les autres vont suivre en voiture. Nous allons partir pour l'église, celle dans laquelle, neuf ans plus tôt, il a découvert l'hostie pour la première fois. C'était le jour de sa communion. Il était si beau, si fier dans son petit costume bleu marine. Je me souviens qu'à la fin du repas que nous avions organisé, il avait fait un discours pour remercier tous les invités de l'avoir entouré ce jour là. À la fin, lorsque tout le monde a applaudi, j'ai vu son sourire illuminer son visage. À ce moment là, c'était le garçon de douze ans le plus heureux de la terre ! Aujourd'hui nous l'y accompagnons pour y célébrer ses funérailles. Pour sa dernière bénédiction.

Le cortège funèbre s'ébranle. C'est triste à mourir ! Pour ne pas crier, je plaque un mouchoir qu'on m'a encore donné sur ma bouche. Pendant tout le trajet, je suis en pensée avec Guillaume. Je lui dis le nom des rues que nous empruntons, l'apparence des gens que nous croisons et qui regardent passer le convoi. Je lui dis lorsque nous passons non loin de notre maison, des endroits qu'il connaissait par cœur. L'école primaire avec sa cour dans laquelle il a couru, joué aux loups, aux billes, au football. Puis l'école maternelle où il a fait connaissance avec la plupart de ses copains d'aujourd'hui, Eddy, Maxime, Sébastien et les autres.

Nous arrivons devant l'église. Une foule importante attend. Je ne m'attends tellement pas à voir autant de monde, que pendant un court instant, je pense qu'il y a une manifestation quelconque devant la mairie qui se trouve juste à côté. Et je me dis qu'elle tombe vraiment mal ! Ce n'est que lorsque tous se rapprochent pour faire cercle autour du corbillard, que je me rends compte que toute cette foule est là pour Guillaume.

Guillaume l'ami, l'élève, le voisin, l'enfant de cette ville, mort tragiquement dans cette ville.

On nous aide à descendre du véhicule et on nous désigne l'endroit où nous devons nous tenir. Nous nous y mettons, comme des robots. Lucie s'approche de moi et me parle, mais je n'entends pas ce qu'elle me dit et je ne me rends pas compte de ce que moi, je lui dis. Je suis très perturbée. René s'est isolé dans un silence très oppressant. Il a les lacets d'une de ses chaussures qui sont défaits. De loin, François l'a remarqué et vient discrètement les lui renouer. René ne s'en aperçoit même pas ! Il est absent, loin, très loin d'ici.

On sort le cercueil. En larmes, quelques jeunes s'approchent, le soulèvent délicatement et le portent à l'intérieur de l'église. Nous les suivons. Ils le placent devant l'autel. Dessus, on pose une photo de Guillaume souriant timidement. Devant et autour, on dispose des fleurs. Il y en a énormément. Le maître de cérémonie nous indique nos places au premier rang. Je m'assois tout de suite. J'ai du mal à tenir sur mes jambes. L'église se remplit. Il n'y a pas assez de places assises pour tout le monde. Beaucoup de gens restent debout. Derrière et de chaque coté de l'autel, il y a des jeunes, garçons et filles. Tous portent une chemise blanche. Ils semblent faire corps autour de Guillaume. C'est tellement beau et tellement triste à la fois !

Je repars en pensée avec mon fils. Je lui dis comme il est bien entouré, bien accompagné. Je regarde autour de moi et je lui fais remarquer que sa première institutrice de maternelle est là. Le directeur et un de ses instituteurs de l'école primaire aussi. Ses camarades de quartier, de collège, de l'école d'imprimerie, son maître d'apprentissage. Ses collègues de travail, le directeur de l'entreprise. Des voisins et même des gens que je ne reconnais pas. Sans doute les amis des amis. Tous sont là pour lui parce qu'il a su, malgré le trop peu de temps passé parmi nous, se faire apprécier et aimer de tous.

La cérémonie commence. En l'absence de prêtres, il y en a de moins en moins, c'est un laïc qui la dirige. Un homme au grand cœur qui fait l'éloge de Guillaume comme personne. Les cousins et cousines, certains sont encore des enfants, remontent l'allée centrale, une rose blanche à la main. Ils la déposent dans une corbeille posée sur le sol, devant le cercueil. Ils la reprendront tout à l’heure à la fin de la cérémonie. Puis se succèdent près de lui, tous ceux qui veulent lui lire un poème, un message.

Élisabeth lui lit sa lettre jusqu'au bout, avec courage. Seules ses mains tremblent et trahissent son émotion.

Sa tante Danielle lui lit un très beau poème sur la mort.

Son parrain et sa marraine lisent ensemble un passage de l'évangile.

Sophie, une voisine, une amie toute dévouée à l'église et à ses semblables, qui a enseigné le catéchisme à mes enfants, et à des dizaines d'autres dans notre petite ville, parle avec beaucoup d'émotion de Guillaume. De l'enfant qu'il a été et qu'elle a connu. Elle raconte le jour où il est allé la trouver à la sortie de l'école, pour lui dire en prenant un air très sérieux:

- Sophie, j'ai une petite sœur. Elle vient de naître et elle s'appelle Laure. Il faut la baptiser. Est-ce que tu peux me dire ce qu'il faut faire pour qu'elle soit baptisée? Tu le sais toi, puisque tu fais le catéchisme.

Elle lui avait répondu:

- Oui, bien sûr. Si tu veux, je peux passer chez toi, tu me présenteras ta petite sœur et nous parlerons de son baptême avec ta maman.

- Oui, avait-il répondu, génial ! Laure va être baptisée comme moi, comme Élisabeth.

Et il était parti en courant, tout fier. Il avait tout juste sept ans.

Maxime, son camarade de jeux d'enfants, son ami aujourd'hui, s'approche pour lui faire ses adieux. Il n'a pas préparé de message sur une feuille de papier. Tous les mots sont là, dans sa tête et dans son cœur. Il sait ce qu'il veut lui dire. Mais au moment de parler, aucun son ne sort de sa bouche. Il fixe le cercueil, bouleversé. Il finit par retourner à sa place, déçu de n'avoir pas pu exprimer ses pensées. Je suis triste pour lui.

On écoute une chanson de Jean-Jacques Goldman, chanteur que Guillaume appréciait. Les paroles sont de circonstances, criantes de vérité. Surtout quelques unes:

-« Puisqu'il faut apprendre, à défaut de les comprendre, à rêver nos désirs et vivre des ainsi-soit-il».

-«Puisque c'est ailleurs qu'ira mieux battre ton cœur et puisque nous t'aimons trop pour te retenir».

-«Que les vents te mènent où d'autres âmes plus belles sauront t'aimer mieux que nous, puisque l'on ne peut t'aimer plus».

- «Et loin de nos villes, comme octobre l'est d'avril, sache qu'ici, il reste de toi comme une empreinte indélébile».

-«Dans ton histoire, garde en mémoire notre au revoir, puisque tu pars».

En l'écoutant, Élisabeth et moi, nous pleurons. Derrière nous, d'autres pleurent aussi.

J'ai l'impression que tout va trop vite maintenant. Même si pendant le temps de cette cérémonie, je ne me sens pas présente à chaque instant. Je décroche souvent pour me retrouver ailleurs.

À la maison, avec ma petite famille autour de la table, où tous mangent avec appétit, un poulet cuisiné à la créole, en se racontant sa journée.

En ville, le temps d'une après-midi de shopping avec les filles qui se disputent la couleur d'une jupe.

En voiture avec Guillaume, le temps d'une balade, pendant laquelle il me parle timidement de ses conquêtes amoureuses, de ses projets d'avenir.

J'appréhende tellement le départ pour le cimetière ! Je voudrais que le temps se fige à jamais. Mais vient quand même le moment de la bénédiction. Une musique belle et émouvante l'accompagne. C'est Agnès, une de mes nièces qui l'a choisie. Je bénis le cercueil de mon cher enfant et j'embrasse sa photo. Je retourne à ma place, le mouchoir plaqué sur la bouche. Puis c'est le tour de René, Élisabeth et Laure. Enfin, toute l'assemblée passe et se dirige ensuite vers la sortie par une porte latérale. Le maître de cérémonie leur a demandé de ne pas s'arrêter près de nous, afin de ne pas raviver sans cesse notre chagrin. On nous saluera plus tard, dehors. Les jeunes quittent aussi leurs places et bénissent en pleurant, le cercueil de leur ami. Je vois des larmes sur tous les visages. Je suis bouleversée. Les cousins et cousines récupèrent leurs roses. C'est la sortie. Des jeunes gens soulèvent à nouveau le cercueil et l'emportent dehors. Pendant qu'on le met dans le corbillard, nous recevons les condoléances de tous ceux qui ne vont pas jusqu'au cimetière. On me remet la photo de Guillaume et le cahier de condoléances. Celui-ci avait été placé sur son présentoir, devant l'église, bien avant la cérémonie. Tout le monde y a laissé un message, une signature.

Nous partons tristement mais sûrement pour le cimetière. Lorsque nous franchissons le grand portail vert, mon cœur se serre dans ma poitrine. Il n'y a plus de retour possible en arrière. C'est fini. On installe le cercueil au milieu de l'allée, en plein soleil. Tout le monde dit qu'il fait chaud, mais je ne ressens aucunement la chaleur. On se recueille un long moment en silence. Je serre le cahier de condoléances et la photo contre moi. Je jette un œil autour de moi et je vois, là-bas à droite, un trou béant avec à côté, un tas de terre fraîche. Je suis pétrifiée !

Je dis tout doucement:

 - C'est là, c'est donc là, ta dernière demeure, mon garçon ! C'est ici que tu vas rester pour toujours ! C'est ici que ton père et moi, nous allons devoir te laisser, malgré nous.

Le silence est rompu. On vient nous dire au revoir. Tout le monde n'assiste pas à la mise en terre. On nous laisse avec des paroles d'encouragement, de compassion. Seuls, des membres de la famille et quelques amis restent.

Lorsque le cercueil est descendu, lentement, dans la tombe, je suis encore secouée de tremblements incontrôlables. J'appuie très fort le mouchoir sur ma bouche. Ne pas crier ! Le laisser partir sans crier. Les enfants envoient leurs roses blanches, qui font un petit bruit sourd en tombant sur le couvercle. Noëlle m'en fait apporter une que j'envoie à mon tour dans la tombe. Puis je prends dans ma main, une poignée de terre que je laisse tomber doucement sur le cercueil.

 - Je te laisse partir, mon fils chéri. Je referme sur toi, la porte que j'ai ouverte il y a vingt et un ans. Mais je ne tourne pas la clé. Jamais !

J'ai une énorme boule dans la gorge. J'ai mal, affreusement mal ! Mon fils est mort et enterré. Je quitte le cimetière avec le sentiment de l'abandonner là, seul. Pourtant, je sais que désormais cet endroit va faire partie intégrante de ma vie. De nouveaux mots ont fait leur entrée dans mon vocabulaire quotidien. Des mots que j'aurais voulu ne jamais connaître. Des mots comme mort, cercueil, tombe, cimetière…

Ce soir, à la maison, nous sommes quatre. Un être manque désormais. Il laisse un vide immense que rien, jamais, ne pourra combler. Une blessure s'est ouverte dans nos cœurs, qui ne se refermera jamais. Notre douleur est indicible. Nous ne serons plus jamais les mêmes. Le monde ne sera plus jamais le même.

Ce soir, pour pouvoir m'endormir, je me répète inlassablement:

  • Mon enfant dort si profondément qu'il ne peut ressentir ni le froid ni le chaud, ni la faim ni la soif, ni la joie ni la peine, ni la peur, ni le manque de quoique ce soit. Il dort si profondément !


_________________


Guillaume, mon fils.

Nous sommes aujourd'hui le onze juin deux mille huit. Quatre ans jour pour jour après ta mort. Mon amour pour toi est toujours aussi grand. Ma peine toujours aussi profonde. Seules mes larmes se sont taries de t'avoir trop pleuré. Pour apaiser la souffrance de ton absence, j'ai appris à te faire vivre à travers moi.

Tout ce que je fais, tu le fais avec moi.

Tout ce que je vois, tu le vois avec moi.

Où que j'aille, je t'emmène avec moi.

Tu es là.

Tu es toujours là.

Tu ne quittes jamais mes pensées.

Car il n'est pas de roses qui s'ouvrent dans le jardin, sans que je ne pense à toi.

Il n'est pas de regards d'enfants que je croise, sans que je ne pense à toi.

Il n'est pas de musiques que j'écoute, sans que je ne pense à toi.

Il n'est pas de paysages que j'admire, sans que je ne pense à toi.

Tu es là.

Tu es toujours là.

Chaque dimanche, depuis quatre ans, ton père et moi nous nous rendons au cimetière et nous fleurissons ta tombe. Gestes dérisoires, mais dont nous avons terriblement besoin, car nous avons alors l'impression de faire encore quelque chose pour toi. Même si nous savons, au fond de nous, que ce n'est pas dans le cimetière que tu te trouves. Seul ton corps y a été déposé. Toi, tu voyages dans le temps, à travers le monde. Tu ne t'arrêtes que le temps d'envoyer un baiser d'ange à tous ceux que tu as connus, que tu as aimés. En attendant d'entrer un jour dans ta ronde, nous continuons à vivre tant bien que mal les années qui nous sont données. Mais sans faire de projets. Nous avons appris avec ta mort, à vivre au jour le jour. À attraper au vol, les joies qui nous sont offertes, à subir avec courage et patience, les peines qui nous sont infligées. Car la vie tourne, bouge, change. Elle peut basculer à tout moment. La leçon a été cruelle, mais elle a eu le mérite de nous réveiller, nous qui croyions que dans la vie, tout était acquis.

Élisabeth a été reçue au baccalauréat. Elle a entamé de longues études de lettres et d’histoire, qu'elle veut poursuivre, coûte que coûte, malgré la maladie qui la ronge intérieurement. Elle veut réussir pour toi, pour que tu sois fier d'elle. Il n'y a rien d'autre qui compte pour elle. Elle n'a jamais accepté ta mort. Elle a plongé dans la spirale de la dépression, d'où elle a du mal à émerger, malgré notre amour et notre présence. Elle est malade de ton silence, de ton absence. Un jour prochain, je l'espère de tout mon cœur, elle arrivera à penser à toi avec sérénité et elle retrouvera alors le sourire pétillant qui était le sien, avant. Ainsi que le chemin qui mène au bonheur qui lui est destiné.

Laure poursuit sa route, doucement et gentiment. Elle vient de fêter ses dix-huit ans et pense sérieusement à arrêter ses études pour travailler. Elle a soif d'indépendance. Depuis quatre ans, elle t'écrit des poèmes et des chansons qu'elle fredonne dans sa chambre. Elle parle de toi à chaque fois que tu lui manques. Souvent! Elle n'a rien oublié de vos jeux, de vos chamailleries. Elle a quelquefois la même gestuelle que toi, petits moments éphémères qui me ramènent à toi.

Ta petite Laurine a bien grandi. Elle ne t'a jamais oublié. Elle me parle souvent de toi, des choses que tu aimais, comme la crème dessert à la vanille et les sandwichs au pâté de foie. Elle reconnaît certains de tes amis lorsqu'on les croise dans notre rue. Elle vient de fêter ses six ans et à la prochaine rentrée scolaire, elle ira à la grande école. Tu serais fier d'elle. Physiquement, elle n'a pas beaucoup changé. De longues boucles blondes entourent le même visage qui était le sien à deux ans. Elle est belle, sensible et affectueuse. Tu ne t'es pas trompé sur elle. C'est un ange. Depuis «ton départ pour le ciel», comme elle disait si joliment juste après ta mort, elle a eu deux adorables petits frères, qui lui ressemblent beaucoup et que j'aime aussi. Je te promets de la regarder grandir, pour pouvoir un jour te la raconter.

Lucie et moi, nous nous voyons toujours aussi souvent et nous bavardons toujours autant ensemble. Ce qui doit te faire sourire. Je me souviens comme tu te moquais gentiment de nous, parce que nous avions toujours quelque chose à nous dire. Dès qu'il y avait du nouveau à la maison, tu me demandais:

 - Lucie est au courant, maman?

Si je te répondais que non, tu te montrais étonné.

 - Qu'est-ce que tu attends pour lui dire?

Combien de fois es-tu passé chez elle avant moi, pour lui raconter un événement, même banal, que nous venions de vivre?

Après que tu nous ais quittés, nous avons passé des nuits entières à parler de toi, à nous souvenir de chaque petit moment de ta vie. À nous interroger sur le sens de la vie, sur l'existence d'une vie après la mort. Nous avons cherché dans des témoignages, dans des livres, des réponses à nos innombrables questions. Mais nous n'avons jamais trouvé de réponses vraiment satisfaisantes. Finalement, nous avons compris que les certitudes que nous cherchons, c'est dans notre foi que nous les trouvons. À force de croire très fort que quelque chose existe, il finit par exister. Lucie et moi, nous croyons très fort que le paradis existe, parce que nous voulons très fort que tu y sois.

Je croise souvent certains de tes amis. Ils viennent toujours vers moi, pour me saluer et prendre des nouvelles de ton père, de tes sœurs. Lorsque je les vois, même de loin, la boule que j'ai dans la gorge depuis ta mort se réveille et me fait mal. Horriblement mal ! Je ne peux m'empêcher d'observer leurs moindres gestes, en me rappelant les tiens, le moindre sourire sur leurs lèvres, en revoyant le tien. Quelques fois, ils me racontent leurs vies. Moi, à ce moment-là, je ne peux qu'imaginer celle qui aurait pu être la tienne aujourd'hui. J'ai pourtant plaisir à les rencontrer, mais à chaque fois, une blessure jamais refermée dans mon cœur me brûle à nouveau. Car ils sont là, bien vivants et avec quatre ans de plus. Toi, tu n'es plus et leurs années de plus se comptent, pour toi, en années en moins.

Lorsque ce médecin, dont je n'oublierai jamais le visage, m'a annoncé ta mort, sur cette route pas loin de la maison, j'ai été effondrée. J'étais persuadée que toute la vie allait s'arrêter avec toi. Mais ce ne fut pas le cas. Le lendemain, le surlendemain et tous les autres jours, tout a continué. Le jour se lève chaque matin. Les saisons se succèdent avec, à chaque fois, autant de charme. Même si je souffre terriblement de ne plus t'avoir chaque jour près de moi, j'arrive encore à m'émerveiller devant un sourire d'enfant.

J'arrive encore à m'enivrer du parfum envoûtant d'une rose.

J'arrive encore à rire juste pour rire.

Je vis.

Je vis pour toi.

Je vis pour penser à toi.

Je vis pour t'aimer, mon fils.


Marie Morel










Commentaires

  1. J'ai lu votre livre d'une seule traite...je pouvais plus m'arrêter. Ma fille est décédée en 2005. En vous lisant, je revis toute cette semaine de préparation des obsèques. On le fait sans y être...les pompes funèbres, le recueillement, le choix de tout (cercueil, plaque, fleurs, textes, musiques...) l'église, le cimetière....bref j'ai pleuré en vous lisant. J'aurais aimer être entourée comme vous l'avez été, j'aurais aimer être aidée...

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  2. J'ai lu jusqu'à l'enterrement de Guillaume J'ai vraiment l'impression que c'est mon histoire
    Ma fille est décédée à 1 kilomètre de chez nous… nous avons également mis la chanson de Goldman (puisque que tu pars) J'ai pas dormi malgré les calmants mais j'avais l'impression d'être dans un brouillard.. Il y a eu aussi énormément de monde aux obsèques, une amie m'a dit qu'il y avait beaucoup de gens debout car plus de place assise...je n'ai pas tout lu mais je lirai la suite plus tard.. j'ai tellement l'impression de me voir dans votre vécu..
    Je vous envoie toute ma sympathie.

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  3. J'ai lu et ça a été difficile, je me suis vu dans certains de vos passages, je connais cette terrible douleur qui est ancrée en nous à jamais.
    Nous avons les mêmes pensées à se demander si c'est bien réel, si c'est un cauchemar et essayer de revenir en arrière mais c'est impossible malheureusement
    .J'ai perdu mon fils unique de 18 ans . Le 18 juin 2021 d'un accident de le route.
    Chaque journée qui commence est un combat, subir sa vie !
    Je n'ai pas de mots pour vous réconforter, il n'y en a pas !
    Je suis persuadé que l'âme ne meurt pas et qu'un jour je serai à nouveau avec mon enfant pour l'éternité.
    Je vous envoie un gros câlin douce pensée à vous, votre mari et vos deux filles.
    Bisous volants à nos anges partis trop tôt.

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  4. J’ai lu d’une traite votre livre, et j’y ai trouvé beaucoup de similitudes sur le déroulement des émotions, sur la douleur, sur l’incompréhension ....
    J’ai perdu mon fils Anthony, le 6 mai 2023 d’un cancer du poumon....il est né un vendredi 11 juin (1982).... il avait été hospitalisé le mercredi 3 mai 2023, après
    9 mois de chimiothérapie, radiothérapie et immunothérapie, dans le but d’une remise en forme avant de reprendre une nouvelle chimiothérapie....nous l’avons quitté le vendredi 5 mai en lui disant à demain...mais il n’y a pas eu de lendemain pour lui...
    J’ai retrouvé dans votre récit tout ce que j’ai ressenti à l’annonce de son décès.....ça me réconforte un peu , car j’ai beaucoup de mal à accepter le départ de mon fils, heureusement j’ai ma fille et sa petite famille, mon mari et mes 2 petites filles (filles de mon fils)qui me portent et qui ont besoin de moi...nous nous soutenons pour avancer....merci pour votre livre....Marie-Claude CLAUDE

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